centre de recherche sur
la gratuité
Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
III
Jamais de toute son histoire, la France n'a été aussi riche. Bon an,
mal an, nonobstant de (courtes) périodes de (légère) récession,
la production nationale s'est constamment accrue depuis la guerre, tant en chiffre
absolu que proportionnellement au nombre d'habitants. Autrement dit, la France est
beaucoup plus prospère qu'au temps du plein emploi, des grandes avancées
sociales et de l'échelle mobile des salaires. D'ailleurs, les chefs politiques,
économiques, moraux de ce pays au zénith de l'opulence courent le monde
pour y distribuer leçons de démocratie et conférences de saine
gestion.
Pourquoi s'en priveraient-ils ? Aspiré du travail - seul vrai producteur de
richesse - vers le capital, puis de la trésorerie des entreprises vers les
alléchantes promesses de la finance, en dépit des gémissements
de façade sur la dureté des temps, le butin de cette prospérité
n'a pas disparu en fumée et les convives sont réunis. Depuis les vallées
arides où s'active le menu peuple, des maigres collines où croient
s'être élevé les valeureuses couches moyennes, on perçoit
désormais, de plus en plus bruyante, la joyeuse bacchanale de l'argent
facile. L'Olympe est un casino permanent. Les mises y sont d'autant plus énormes
qu'elles bénéficient d'assurances payées par d'autres - austérité,
licenciements, baisse des salaires, aides publiques - et que les joueurs ne peuvent
jamais vraiment perdre. Longtemps, la spéculation monétaire fut montrée
du doigt par une opinion mauvaise coucheuse qui la trouvait immorale et antipatriotique.
Désormais, les banques nationalisées ou les organismes qui gèrent
les fonds de retraite jouent allégrement l'argent des petites vieilles contre
la monnaie de leur pays et quatre fois par jour, la télévision informe
la nation de cet édifiant bras de fer. Le marché à terme des
matières premières permet aux membres du club de mettre sous hypothèque
l'avenir de continents entiers, leur interdisant ainsi tout plan raisonné
de développement. Qu'importe, les remises de dettes sont au frais du contribuable
et la mort dans les pays chauds entretient la flamme humanitaire. Il arrive, bien
sûr, qu'une mouche tombe dans l'ambroisie. Les pays du Sud producteurs de pétrole
ont essayé l'OPEP, et Saddam Hussein - avec, il est vrai, des méthodes
de gangster - a tenté d'en empêcher le sabotage par Koweit interposé.
Aujourd'hui, les Irakiens savent que c'est Jupiter, le maître de la foudre.
Les dieux, c'est bien normal, préfèrent profiter seuls des fabuleuses
richesses produites par la croissance continue de l'économie. Mais le nuage
d'argent qui environne la montagne sacrée est désormais bien lourd.
Des coups de vent imprévus le portent à gauche, à droite, dans
des mouvements brutaux que plus personne ne contrôle vraiment. Les instruments
mis en place pour aspirer les richesses dans le maelström du marché financier
ont enfanté des monstres avec lesquels on se fait peur pour ne pas s'avouer
qu'ils sont les fictions d'un roman comptable dont le déluge pourrait bien
être l'épilogue. Comment éponger la dette d'un Tiers-Monde qu'on
étrangle ? Qui remboursera le pharamineux déficit américain,
et par le commandement de quels huissiers ? Quand un spéculateur vend à
terme un produit qu'il ne verra jamais, qu'il a acheté avec un argent qui
n'existe pas en escomptant des surprises d'autant plus prometteuses que sont fortes
les turbulences qui secouent la profession ou le peuple auxquels on doit cette richesse,
n'y a-t-il pas de quoi s'inquiéter ? Sans parler de la drogue et du crime
dont les centaines de milliards introduits dans le marché propre grâce
une dérégulation sans frein commencent à donner des sueurs froides
aux pouvoirs légitimes. Mais c'est bien égal : cacao d'Afrique,
banques européennes, hi fi d'extrême orient, dollars, eurodollars, pétrodollars,
narcodollars, charbon, blé, empires de presse, emprunt Pinay, maïs, soja,
café, studios de cinéma, bons du trésor, caoutchouc, informatique,
médicamentsÖ banco ! Le monde est riche et la France itou.
A ceux qui produisent cette richesse par leur travail, on explique qu'il faut abandonner
le SMIC, diminuer les prestations sociales, que même une croissance doublée,
triplée ne permettrait pas d'éponger le chômage et qu'en dépit
de fantastiques gains de productivité, on ne saurait diminuer le temps de
travail sans diminuer d'autant les salaires. Quant aux pensions de retraites, on
nous invite déjà à ne pas trop y compter. Des entreprises aux
bénéfices florissants, mais dont les propriétaires sont pressés
de renforcer leur main au poker menteur de la Bourse, licencient à tour de
bras. Tout impôt nouveau, toute augmentation des cotisations sociales touchent
d'abord les revenus du travail, et souvent exclusivement. Et le dieu Capital se gonfle
allégrement des sacrifices imposés à des salaires bloqués
ou en diminution.
Dans le tiers-monde, la potion est plus amère encore. Des pays au bord de
l'inanition sont sommés par la banque mondiale et le FMI d'engager des cures
d'amaigrissement qui les contraignent à licencier jusqu'aux médecins
et aux enseignants, asséchant toute vitalité propre, brisant toute
velléité de développement que la finance internationale ne pourrait
immédiatement ingérer. En application de théories extrémistes
qu'on ne prêche plus nulle part ailleurs, des gouvernements dont l'autonomie
d'action est devenue marginale reçoivent l'ordre de privatiser l'énergie,
la poste ou les chemins de fer. Les crédits de coopération, cachectiques
et en diminution constante, représentent une proportion toujours plus faible
de l'argent aspiré dans les pays pauvres par le système financier et
toutes les études montrent que, de ce point de vue, c'est le Sud qui aide
le Nord.
Il n'y a pas beaucoup d'arguments pour légitimer un tel programme. A vrai
dire, il n'y en que deux. Le premier est d'ordre historique. La déroute du
socialisme réel, totalitaire et dictatorial a provoqué dans les consciences
comme une interdiction de penser la transformation des rapports sociaux. Quand elles
sont honnêtes, les forces qui, de près ou de loin, ont porté
le rêve qui a mal tourné sont proprement interdites, médusées
devant les gros yeux qu'on leur fait à chaque retour de pensée. Elles
souffrent d'une hésitation compréhensible devant la suite à
donner à cette constatation, aveuglante dans tous les sens du terme, qui sous
sa forme la moins agressive et peut-être la plus profonde se traduit en une
phrase : cette société est mal organisée.
Le deuxième argument est économique. En raison des contraintes du marché
international, on ne pourrait rien faire contre les injustices criantes de la très
prospère société française et la liberté sans
frein de la finance. Sauf que, puisqu'on en est rendu à ce niveau d'évidence,
on ne comprend pas très bien à quoi servirait que l'économie
fleurisse et que la production fructifie si la ruine des hommes est le prix de cette
prospérité. Quant aux fameuses contraintes, c'est à dire
le libéralisme économique et la domination américaine, on ne
peut tout de même pas oublier qu'elles sont imposées par des forces
et des organismes tout à fait identifiés, dont la politique n'est pas
clandestine, qui orientent de façon décisive les grandes négociations
internationales, qui interviennent dans le monde entier pour punir les récalcitrants.
Et cela amène à penser que d'autres forces, d'autres points de vue
politiques, dès lors qu'ils l'emporteraient, peuvent eux aussi proposer leurs
règles du jeu.
Il ne faut donc pas renoncer à changer les choses.
Le combat de la gratuité est un axe possible pour l'intervention politique
et sociale transformatrice. Il correspond à un rêve profondément
ancré dans l'esprit humain, une utopie qui depuis des millénaires dégage
un horizon à l'aventure collective des hommes. Il donne de l'oxygène
aux perspectives ouvertes par la révolution scientifique et technique, et
la socialisation accélérée qu'elle entraîne. En permettant
de circonscrire le champ de bataille à des besoins humains chaque fois délimités,
il rend possible le regroupement de forces suffisantes pour emporter des victoires
partielles mais solides.
La gratuité s'appuie sur une expérience et des résultats indéniables.
Elle peut avancer grâce à la prise du pouvoir politique, mais elle peut
également être défendue à partir des multiples positions
sociales, économiques, idéologiques, culturelles, spirituelles tenues
l'armée de ceux qui en profitent et qui l'aiment. Une fois acquise, la gratuité
possède une épaisseur, une viscosité qui rend difficile son
anéantissement. Depuis la dernière guerre, la droite et la gauche se
sont succédé au pouvoir ; on a vu passer tour à tour sur la
société française les ombres de la Révolution culturelle
puis de l'extrémisme reaganien, mais la sécurité sociale, même
mise à mal, a finalement bien résisté. Ce phénomène
suggère une issue originale à la vieille et maléfique question
de "l'irréversibilité du socialisme". Posée dans le
cadre d'une représentation totalitaire de la transformation sociale, elle
mettait les esprits devant une impasse : comment revenir à l'exploitation
capitaliste après qu'on l'ait vaincue, comment laisser faire un tel retour
en arrière, si scientifiquement contraire au bonheur de
l'humanité, et finalement, comment supporter la démocratie ? La gratuité
- sa relative irréversibilité - tient non pas grâce au pouvoir,
mais à côté du pouvoir, souvent en dépit du pouvoir, parce
qu'elle est endossée par la société qui ne s'imagine plus vivre
sans elle. C'est un indice très riche des limites que connaît tout pouvoir
politique quel qu'il soit, qui tient à des rapports de force ancrés
dans les profondeurs de la vie sociale, peut-être même dans les profondeurs
de la vie tout court, et sur lesquels les joutes et les succès électoraux
interviennent beaucoup moins que ne le croient ceux qui s'y adonnent. C'est un indice
qu'il existe de vastes territoires encore vierges à conquérir pour
l'action civique.
Comment agir ? Quelles directions prendre ? La gratuité découpe-t-elle
dans le vaste panorama de la vie collective des représentations suffisamment
fécondes pour mobiliser des énergies, fédérer des forces,
remporter des victoires ? Où coïncide-t-elle le mieux avec les besoins
concrètement ressentis ? Et quelles urgences nous impose l'évolution
de la société ?
Protéger les gratuités menacées.
De nombreuses forces politiques et sociales mènent ce combat. La dégradation
qualitative et quantitative des gratuités dans les domaines de la santé
ou de l'école, les atteintes à l'environnement, l'invasion de l'argent
dans la pratique sportive, les choix libéraux en matière de transport
et d'infrastructure routière, la frénésie marchande qui entoure
les biotechnologies et les possibilités qu'elle ouvre de monnayer des morceaux
du corps humain, l'empiétement des rapports marchands sur des aspects de la
vie qu'on croyait à jamais préservés provoquent déjà
une résistance organisée. Mais cette résistance se déroule
dans un éclatement qui favorise les manśuvres de l'adversaire. La cohérence
de luttes dispersées n'apparaît que par défaut et sous des rubriques
à l'image conservatrice : défense des acquis sociaux, corporatisme
(les fameuses rigidités de la société française).
Faute d'une cohérence politique et idéologique minimum chez ceux qui
défendent des positions de gratuité, l'adversaire a beau jeu de s'appuyer
sur les uns pour attaquer les autres, d'utiliser tantôt les ardents amis de
la Nature contre les poussiéreux défenseurs de Jules Ferry, tantôt
de saluer le courageux combat des infirmières tout en moquant les ayatollah
de l'écologie. Dans l'éclatement des références et l'écroulement
des hégémonies politiques, la protection déclarée et
vigilante de toute gratuité existante - dans ses aspects quantitatifs mais
aussi qualitatifs - peut constituer une vraie boussole. Elle incite à répertorier
tous les espaces de gratuité qui subsistent et que la nomenclature habituelle
de nos représentations éparpille sous des rubriques différentes.
Et cela permettrait très certainement de faire apparaître un territoire
beaucoup plus imposant qu'on ne l'imagine au premier abord, un rapport de force beaucoup
plus disputé entre le gratuit et le marchand, prise de conscience qui constitue
en elle-même un puissant encouragement à combattre le règne de
l'argent. Affirmer la pertinence de la notion de gratuité, contribuer à
mettre en évidence le découpage et la forme qu'elle imprime à
la réalité, c'est déjà un acte politique de rassemblement
contre les puissances du marché.
Récupérer les positions fraîchement perdues.
Les évidences marchandes et le bon sens produit par les zones de gratuité
coexistent et s'affrontent sur un champ de bataille singulier : les consciences individuelles.
Suivant la situation des uns et des autres, l'implication dans le mouvement social
ou civique, l'histoire personnelle, les influences ou les lectures, rapports de force
et dispositifs de défense sont chaque fois différents. Mais c'est un
fait : aucune conscience n'échappe à ce débat. Chaque fois qu'une
gratuité est écornée ou supprimée, l'affrontement prend
un tour plus vif. Certains se rendent sans combattre, et c'est souvent quand les
solutions payantes de remplacement sont directement à leur portée ou
même les favorisent . D'autres vivent cette régression avec la rage
au cśur, parce qu'une atteinte à la gratuité, c'est toujours la privation
d'un bien qui était vécu comme un droit.
- Laissez-moi passer, j'ai le droit.
- Non Monsieur, plage privée !
- Le bord de mer est à tout le monde.
- Tentez l'expérience et je lâche les chiens.
Parce que la suppression d'une gratuité est généralement ressentie
comme une atteinte à l'autonomie et à la dignité de l'individu,
toute part de gratuité abolie, mais à mémoire humaine, laisse
dans les esprits des nostalgies qui peuvent être transformées en motivations
et servir de propédeutique au combat pour des gratuités nouvelles.
Imaginer et privilégier les solutions gratuites aux problèmes nouveaux
posés par la modernité.
La démocratie par oui et par non n'est pas apte à dégager des
solutions gratuites. L'élaboration de ce qui n'est pas déjà
donné, de ce que le laminoir du marché n'a pas rendu naturel
à l'esprit, engendre nécessairement des formes nouvelles, pleines,
riches d'intervention civique parce qu'elles demandent chaque fois de penser l'évolution
de la vie sociale. Les solutions payantes peuvent être techniquement différentes,
mais le type de société qu'elles dessinent est toujours le même
(le maximum de droit pour qui a le maximum d'argent) et s'il n'y a qu'une façon
marchande de limiter le stationnement automobile dans les villes - payer ! -, les
solutions gratuites sont diverses avec des effets qui peuvent être contradictoires
; elles impliquent un vrai travail de réflexion collective, et de vrais choix
puisqu'il peut y avoir plusieurs solutions efficaces.
La régulation par l'argent est la plus paresseuse des issues. Ceux qui l'imposent
s'appuient sur la lassitude globale d'une société qui, en dépit
de résistances partielles et momentanées, a fini par se soumettre au
dressage du marché, par y voir la nature des choses. Au contraire,
chaque fois qu'on envisage d'aller vers la gratuité, il faut d'abord engager
la bataille contre les forces puissantes et voraces qui règnent sur l'argent,
sur la puissance publique et sur les idées reçues. Mais ce combat négatif
est tout juste destiné à déblayer la route. Ensuite, il faut
que les esprits se mettent à travailler, à communiquer, à s'entendre.
Et à s'entendre pour la chose la plus difficile qui soit : faire du nouveau.
Imaginer des solutions gratuites n'est pas seulement un objectif transformateur par
le type de vie sociale qui en découle ; c'est aussi transformer radicalement
les formes et le contenu de l'intervention civique, c'est élever au niveau
supérieur la pratique de la démocratie.
Chômage et pauvreté.
Le chômage et la pauvreté, ces deux maux que la fatalité
marchande impose avec une brutale cruauté à des millions de familles,
sont le signe le plus durement vécu de la déchirure qui traverse les
sociétés d'abondance. L'abandon déclaré d'une perspective
de plein emploi, l'aveu cynique que l'économie roule pour son propre compte,
que l'utilité sociale n'en est ni le moteur, ni l'objectif, tout au plus une
conséquence et en tout cas sans engagement ni garantie, ont fini par s'imposer
à la majorité des esprits comme une lugubre mais incontournable fatalité.
L'extension mondiale du capitalisme marchand et de ses règles est invoquée
pour briser toute tentation d'imaginer que l'organisation de la production des biens
et des services puisse un jour permettre à chacun d'y participer par son travail
et d'en profiter grâce à ses revenus. Chômage massif et revenus
bloqués seraient l'inévitable rançon de la concurrence mondiale,
compétition hissée par les principales forces politiques et financières
de la planète au rang d'impératif catégorique. Seulement, ces
inaltérables lois du marché sont devenus si agressives pour la société
qu'un peu partout (à droite comme à gauche), des propositions naissent
pour en tempérer l'effet.
Parmi celles-ci germe l'idée de tracer une frontière entre les activités,
notamment industrielles, qui seraient par nature vouées à la concurrence
internationale et celles qui, en particulier dans les services, pourraient en être
retirées sans dommage. Ainsi, la compétition entre firmes automobiles
serait le moteur du progrès technique et la condition d'une offre au juste
prix. Par contre, les nombreux services imaginables pour améliorer les conditions
d'existence et l'intégration du grand âge pourraient être le résultat
de politiques conduites à un niveau national. Cette sage remarque ne met pas
en cause l'appétit marchand, même s'il s'en trouve limité dans
les frontières nationales, et le capital guigne la décrépitude
de nos corps comme tout autre phénomène de la vie humaine, en cherchant
comment il pourra s'emparer des besoins qu'elle provoque pour faire de l'argent.
Cependant, elle ouvre un champ on pourrait dire naturel aux activités de service
public et dessine du même coup un critère de faisabilité pour
des gratuités nouvelles. Pourquoi, en même temps qu'on imagine d'ouvrir
à l'emploi des chantiers nouveaux, utiles, et que ne menace pas structurellement
la concurrence internationale, n'envisagerait-on pas la possibilité de les
emmener le plus loin possible des contraintes marchandes en en ouvrant le bénéfice
solidairement pour tous par la gratuité totale ou partielle, contribuant du
même coup à réparer les fractures de la société,
à réduire les injustices qu'engendre le marché capitaliste ?
On en a déjà l'expérience. Les collectivités territoriales,
principales organisatrices de gratuités, sont aussi le premier investisseur
de proximité. La décentralisation leur donne de réelles prérogatives
qui peuvent encore être étendues. Leurs administrations propres, les
commandes qu'elles passent aux entreprises privées représentent des
millions d'emplois. Et lorsque les services qu'elles proposent sont gratuits ou semi-gratuits,
elles jouent un rôle décisif de répartition des richesses, libérant
d'autant le pouvoir d'achat des ménages les plus modestes, ceux dont l'imposition
directe reste faible. Le transfert aux collectivités de moyens supplémentaires,
pris par exemple sur les milliards d'aides aux entreprises dont on n'a pas vu qu'ils
aient réellement incité à l'embauche, serait susceptible de
libérer du revenu disponible grâce à l'extension des gratuités
(transports en commun, services culturels ou de loisirs, logementÖ), tout en ayant
un effet direct et immédiat sur l'emploi.
Il y a peut-être là le moyen d'engager une politique originale des revenus.
Certes, elle ne dispense pas de mettre en évidence l'anomalie du blocage des
salaires quand la productivité du travail, le produit national brut ou les
profits capitalistes connaissent une croissance continue, ni de se battre pour être
mieux payé. Mais l'argument de la concurrence internationale ne peut être
balayé d'un revers de main, ni les contraintes qui pèsent sur bien
des entreprises, aussi injustes soient-elles pour les salariés. Le détour
par des dispensateurs de gratuités comme les collectivités locales,
pourrait ainsi permettre que les milliards consacrés par l'État à
la lutte contre le chômage n'aillent pas gonfler les profits financiers, et
c'est souvent la destination de l'aide aux entreprises. Investis dans des
équipements et des services d'accès gratuit ou semi-gratuit, ils se
traduiraient par une augmentation du revenu disponible, et ceci de la manière
la plus égalitaire qu'on puisse imaginer. Enfin, une telle démarche
engagerait une société aujourd'hui déchirée par la misère
et l'exclusion dans la voie de sa resolidarisation.
Engager le combat pour conquérir à la gratuité des positions
nouvelles.
On peut dire, parce que l'expérience l'a montré, que sont particulièrement
propices à la gratuité les biens dont l'usage est ressenti ou peut
être ressenti comme un droit (la santé, l'éducation). Au départ
et à l'origine de ce sentiment, il y a un besoin reconnu comme vital. Cette
reconnaissance n'est pas spontanée, elle naît dans les affrontements
de l'Histoire. Le besoin de savoir lire, écrire et compter est apparu comme
vital à un certain stade du développement historique. Des conditions
objectives rendaient souhaitable sa satisfaction ; il prenait forme aussi grâce
à la volonté politique d'hommes et de forces qui proposaient comme
objectif une société plus instruite. Dès lors, ce besoin était
mûr pour la gratuité. Et c'est dans la lutte pour obtenir cette gratuité
que l'éducation également proposée à tous les enfants
a été désignée comme un droit (belle arme idéologique
!) Ceci donne à penser que des besoins qui apparaissent aujourd'hui périphériques
- ou qui n'ont pas encore surgi - peuvent un jour être désignés
et considérés comme vitaux, puis porter des luttes qui les transformeront
en droits. On peut très bien imaginer, par exemple, et à perspective
humaine, que l'accès aux réseaux de communication connaisse une telle
évolution, ce qui devrait faire réfléchir à l'enjeu d'une
éventuelle privatisation de France Télécom. Et déjà,
devant la multiplication des coupures pour impayés que provoquent la misère
et le chômage, certains syndicats d'Électricité de France proposent
que le service public de distribution d'énergie assure un droit minimum, gratuit,
au courant électrique. De façon générale, peut être
considéré comme vital tout bien dont, en fonction de l'évolution
de la société, on ne peut se passer sans être d'une manière
ou d'une autre exclu de la vie normale.
A l'opposé de ces besoins vitaux, il existe une multitude de biens dont on
peut se passer, ou plutôt de biens auxquels on attache d'autant plus d'importance
qu'on peut y renoncer pour en préférer d'autres, tout ce qui, peu ou
prou, sera désigné comme étant du luxe ("les belles
fringues, je m'en fiche, mais pour rien au monde je ne me priverais de voyager").
Ce luxe là est très subjectif : il n'est pas le même à
vingt ans qu'à cinquante ; ce qui est du luxe à une certaine
époque historique peut devenir vital à une autre. On peut aussi, par
amertume ou renoncement, dire "c'est du luxe" à propos d'un bien
qu'on n'a pas les moyens d'acquérir et qui pourrait être néanmoins
considéré comme vital. Mais sur le fond, et pour une immense part des
richesses produites par le travail humain, il existe bien des choix non contraints,
un rapport de plaisir à la consommation et qui intervient largement dans l'art
de vivre. Certains biens sont du luxe par leur raffinement, leur rareté, leur
prix, et la taille malgré tout limitée des ovaires de l'esturgeonne
est un grave obstacle à la libre distribution du caviar. S'offrir un petit
luxe, c'est également introduire dans la consommation une fantaisie, une
particularité, se différencier, choisir. Une belle automobile, un papier
peint délicat, une cravate originale, une bonne bouteille, un livre rare,
une nuit dans un grand hôtel ne méritent peut-être pas qu'on les
vénèrent religieusement, mais il faudra longtemps avant de trouver
plus efficace que le marché, même capitaliste, pour alimenter cet univers
de la variété. Dans ces domaines, la gratuité peut attendre.
Entre le luxe déclaré et les biens indispensables à la survie,
il existe des domaines plus mélangés. Certains produits de consommation
sont tout à fait vitaux, mais avec cette particularité que le développement
qualitatif et quantitatif de la production ainsi que l'évolution des mśurs
y ont intégré dans la quotidienneté même de leur utilisation
une certaine dose de variété, de luxe, même s'il est souvent
rendu illusoire par la faiblesse des revenus. C'est le cas par exemple de la nourriture
ou de l'habillement. Le socialisme réel a montré combien il était
délicat et périlleux d'y manipuler le marché. Même si
elle permet la survie biologique, la relative uniformisation des produits alimentaires
ou vestimentaires entraîne une pénible frustration. Il faut donc réfléchir
à la manière de faire respecter le droit de manger à sa faim
ou d'être chaudement habillé l'hiver sans rompre le lien subtil que
les mécanismes du marché ont établi entre le producteur et le
consommateur.
Certains biens, enfin, sont rares, chaque fois originaux, leur besoin n'est aujourd'hui
consciemment ressenti que par une minorité et pourtant, on leur consent presque
spontanément une part de gratuité. C'est par exemple le cas du spectacle
vivant, théâtre, opéra, ballet, concerts de musique savante,
qui bénéficie souvent de larges subventions publiques. Disons tout
d'abord que profitant, par la force des injustices de la vie, à une élite
intellectuelle et financière, ces biens avaient davantage de chance d'attirer
les fonds publics. Pas suffisamment néanmoins pour que, la part faite aux
subventions, le prix des places les rende vraiment accessibles à tous. Cependant,
l'intervention publique et la part de gratuité qui en découle restent
indispensables à la survie même de ces arts. Et il est très intéressant
de constater que l'entretien et le développement du patrimoine contiennent
déjà, avec l'assentiment public, de sérieuses amorces de gratuité.
On touche là, en effet, au domaine socialement vital - mais dans l'univers
de l'esprit - de l'identité collective sans laquelle s'installe l'inconfort
mental, la dérive des points de repères, l'incapacité de juger,
d'agir, de donner. Étendre qualitativement et quantitativement l'offre des
biens qui étayent cette identité (conservation et développement
du patrimoine culturel, mais aussi naturel) est sans doute un autre territoire, très
vaste, ouvert aux chantiers de la gratuité.
Ces réflexions circonscrivent des familles de biens dont on peut raisonnablement
souhaiter qu'ils deviennent totalement ou partiellement gratuits. Elles invitent
à penser un vrai rééquilibrage qui ouvrirait une dialectique
nouvelle entre efficacité économique et justice sociale, entre un marché
aux coudées franches mais recentré sur les domaines où il reste
irremplaçable et un vaste secteur d'intérêt public vraiment dégagé,
dans ses objectifs, de la course au profit, ses lois, ses contraintes. Les entreprises
du marché peuvent d'ailleurs y trouver elles aussi de puissants avantages
comme c'est déjà le cas avec la fluidité que permettent le libre
accès à la voirie ou des transports en commun subventionnés.
Grâce à ce rééquilibrage, bien des aspirations que le
marché avoue n'être plus en mesure de satisfaire ou ne pas avoir l'intention
de traiter peuvent retrouver un commencement de perspective : retour à des
tâches utiles de la main d'śuvre inemployée, mise en valeur de l'environnement
naturel, humanisation des villes, revitalisation de l'espace rural, aménagements
et services susceptibles de rétablir la convivialité perdue, tout ce
que la gestion capitaliste laisse sur le bord de la route pour courir après
les taux de profit. Or peu à peu, ces rebus de l'efficacité libérale
représentent les aspects humainement les plus prometteurs de la modernité.
Traduction économique de l'exercice d'un droit, la gratuité
s'appuie sur des outils profondément ancrés dans la culture républicaine
de la France. Pouvoir ou non les mobiliser constitue même un critère
de faisabilité pour le passage à la gratuité totale ou partielle
de tel ou tel domaine aujourd'hui tenu par le marché. Bien public, parce
que le simple fait pour un bien d'être sous contrôle ou propriété
de la collectivité qui en a l'usage crée la base d'un accès
de droit pour ses membres ; utilité publique, pour établir la hiérarchie
entre les avantages individuels et l'intérêt général,
pour marquer la légitimité supérieure de la solidarité
et, quand c'est nécessaire, faire appel à la cotisation ; service
public, comme type d'organisation du travail où, dans le cadre des ressources
mises à disposition, la satisfaction des besoins peut l'emporter sur le critère
du plus fort profit financier.
Le logement.
Choisir à froid l'exemple d'une possible nouvelle gratuité peut
paraître contradictoire avec ce qui a été dit précédemment.
L'émergence d'un désir social de gratuité n'est sans
doute pas du ressort des programmes politiques, même s'ils peuvent contribuer
à le susciter, à l'entretenir, et qu'il sont nécessaire pour
le mettre en śuvre. En la matière, l'inconscient de l'histoire, le
hasard des conjonctures, l'inattendu des opinions qui se forment et se défont,
la puissance ou la mollesse des mouvements qui se manifestent concrètement
jouent un rôle prépondérant, et si ce sont en effet, dans la
profondeur de leurs remuements internes, les masses qui font l'histoire, cela
se passe pour une large part à l'insu des prétendues avant-gardes.
Le choix d'explorer l'exemple du logement ne doit donc en aucune façon être
pris pour un programme. Il n'a pourtant pas été choisi au hasard. Il
correspond à une inquiétude exprimée de mille façons
par la société. Il connaît déjà des instillations
de gratuité, grâce à un système de subventions personnalisées,
et surtout à travers l'immense parc de logements sociaux. Mais il constitue
un des domaines où les logiques du marché capitaliste font un retour
en force : explosion de la spéculation foncière, baisse drastique des
subventions de l'État, dévalorisation du logement social par la concentration
programmée des familles en difficultés, etc.
Le logement est un besoin vital, déjà reconnu par la loi comme un droit,
mais de façon si formelle que des millions de familles vivent dans l'angoisse
des loyers à payer, voire de l'expulsion, quand elles ne sont pas purement
et simplement à la rue ou, ce qui revient presque au même, entassées
dans des logis d'infortune qui excluent les parents de la vie sociale et condamne
les enfants à l'échec et à la marginalité. Problème
beaucoup plus vaste d'ailleurs puisqu'il ne suffit pas d'être au chômage,
ou au SMIC, ou basané pour souffrir d'un urbanisme aux ordres de la spéculation
foncière et immobilière. A Paris, capitale de la France, à moins
de disposer de revenus supérieurs à 20 000 F par mois ou de bénéficier
de solides amitiés politiques, comment fait une famille de trois enfants pour
trouver un logement à sa taille ?
Alors, de la gratuité dans le logement ? Enfantillage ou scandale ? (Tous
les enfants gratuitement à l'école, tous les grands malades gratuitement
soignés : scandale ou conquête sociale désormais concrétisée
?) Avant de s'imposer dans un domaine jusque là dominé par le marché,
l'idée de la gratuité apparaît toujours comme utopique, merveilleuse
et donc hors du réel. Elle apparaît aussi comme un scandale parce qu'elle
s'attaque à cette idée si profondément enracinée - si
adroitement utilisée - que les bonnes choses se méritent et de préférence
par la souffrance (la masse des efforts, des renoncements, des frustrations, des
fiertés dérisoires que cristallise la porte blindée du petit
pavillon de banlieue !) Scandale enfin pour les formidables puissances financières
et leurs porte-parole politiques qui seraient inévitablement lésés
par ce recul du marché. Mais lorsque la conscience d'un droit arrive à
maturité, qu'elle se répand dans la société, que toute
atteinte à ce droit provoque un sentiment de révolte, quand l'ordre
établi ne parvient plus à imposer sa représentation des choses
et ne récompense plus la soumission des esprits par le relatif confort mental
qu'on trouve à se satisfaire de la normalité, la gratuité
est lavée du soupçon de douce utopie et peut se transmuter en objectif
mobilisateur. Pour en arriver là, les rassemblements de forces et l'action
civique débordent largement les formes traditionnellement identifiées
du militantisme politique. Ainsi, les engagements et les discours si variés,
souvent hétéroclites, qui contribuent à diffuser dans le corps
social le sentiment qu'être logé est un droit, interviennent tous pour
rendre possible, le moment venu, une révolution dans les modes d'accès
au logement sans qu'il soit nécessaire d'élire un comité de
coordination, ni d'investir tel ou tel organisme d'une mission d'avant garde.
On n'y est pas encore. Aujourd'hui, le besoin vital que chacun a de se loger sert
de tremplin pour faire fructifier le plus vite possible des capitaux immenses qui
peuvent demain, au gré des taux de profit, s'investir dans la spéculation
monétaire, le marché des matières premières ou, plus
rarement, l'industrie. L'armée des sans-logis ou des mal-logés est
utilisée comme moyen de pression pour faire accepter la hausse parfois vertigineuse
des loyers, de même que l'armée des chômeurs sert d'argument pour
le blocage, voire la baisse des salaires. Le spectre de la rue, l'apartheid social,
l'allongement constant des trajets domicile-travail, les ghettos naissants, l'angoisse
très réelle, très répandue de perdre son logement par
simple décision du propriétaire ou impossibilité momentanée
de payer, l'endettement et la perte de mobilité des familles qui ont choisi
d'acheter pour échapper à la loi des propriétaires imprègnent
la vie quotidienne d'une immense partie de la société. L'insécurité
et la dégradation des relations humaines dans les villes ont pour vraie cause,
non la violence innée des arabes, non le priapisme débridé des
Noirs, non la vulgarité des faubourgs, non l'immoralisme communiste, ni les
odeurs de morues, ni les excès d'alcools anisés, mais la bonne vieille
et inextinguible soif d'argent proposée en modèle de vie par la classe
qui dirige l'économie.
Bien public. Comment aller vers de la gratuité dans le logement sans d'abord
briser la spéculation foncière ? Elle interdit toute politique visant
à rendre aux villes la diversité sociale sans laquelle, soit elles
se dessèchent, soit elles s'enfoncent dans le désespoir. A Paris intra
muros, le seul poids du foncier renchérit d'un million de francs la construction
d'un F3 HLM. D'une manière ou d'une autre, le foncier urbain - le sol de nos
villes ; celui, gratuit, de nos rues, et celui, si cher, sur lequel sont posées
nos maisons - doit échapper aux règles du marché (il n'est pas,
que l'on sache, le fruit du travail humain, et sa viabilisation est à la charge
du contribuable). Étant donnés les formidables intérêts
engagés dans ce secteur, une telle orientation se heurtera à une résistance
désespérée. Il faudra qu'elle s'appuie sur une prise de conscience
puissante que les appétits financiers doivent céder le pas devant le
droit au logement, le droit à des villes humaines. Mais comme le combat ne
sera pas mené sur tous les fronts, qu'expulsé du foncier, le profit
pourra se retourner et continuer à prospérer sur la plupart de ses
autres territoires, qu'un pacte politique pourra même être conclu en
ce sens (prenant acte de l'extrême difficulté technique qu'aurait la
société à remplacer efficacement sur tous les fronts de l'activité
économique les mécanismes de gestion mis en place par le marché
capitaliste), on peut penser qu'une victoire puisse être acquise dans ce domaine.
Utilité publique. Est-il possible d'assurer une offre de logement suffisante,
de bonne qualité, qui permette à toutes les couches de salariés
de se loger près de leur lieu de travail et sans se ruiner ? Contrairement
à l'argent engagé dans la spéculation ou le profit capitaliste,
la richesse dont dispose la collectivité n'est nullement tenue à faire
des petits. Un immeuble qu'on entretient conserve sa valeur et aucune règle
économique ou morale n'impose qu'on doive, en le louant, faire la culbute
tous les sept ou dix ans. Alliée à la maîtrise publique du foncier,
la simple gestion non capitaliste du parc locatif peut se traduire par une chute
brutale du prix des loyers. Or l'État dispose d'une immense fortune. Est-il
absurde de penser que, s'engageant dans une véritable révolution du
système d'accès au logement, il redistribue différemment (et
sans la perdre) cette immense fortune, qu'au lieu de gérer en bon capitaliste
banques ou trusts industriels, il ouvre les chantiers d'un autre type de propriété,
d'un autre rapport, d'un rapport solidaire à la richesse sociale et à
son usage individuel ? Cette orientation d'intérêt public aura besoin
de décisions énergiques, de mesures clairement coercitives pour que
la spéculation étant devenue impossible, les portes ne se ferment pas
sur les logements vides. Mais elle ne sera pas pour autant une machine de guerre
contre le marché en général. C'est au marché et en le
vivifiant qu'elle fera appel pour la construction, l'entretien, les aménagements,
car l'intérêt public passe aussi, en la matière, par le jeu de
la concurrence dans les prix et dans la qualité.
La maîtrise publique du foncier urbain introduirait une première dose
de vraie gratuité dans le logement. On peut en imaginer d'autres. Hormis l'indispensable
solution des cas extrêmes, pourquoi, par exemple, ne pas pondérer le
loyer sur la base du quotient familial ; que l'on puisse s'agrandir, mais sans dépenser
plus - gratuitement -, quand la famille s'agrandit ou qu'on prend avec soi des parents
âgés. En plus de l'agrément qu'elle apporte dans la vie quotidienne,
on voit bien les effets connexes qu'une telle instillation de gratuité peut
avoir dans des domaines aussi différents que la réussite scolaire des
enfants, l'intégration du grand âge ou même les équilibres
démographiques. Comme chaque fois, mais ici de façon très claire,
une mesure de gratuité est aussi une mesure de solidarité sociale.
A la source, par la cotisation (loyers pondérés, impôtsÖ) A l'arrivée,
par le type de vie sociale qu'elle permet d'envisager. De ce point de vue, un gigantesque
travail d'imagination reste à faire. L'habitat n'est trop souvent que l'abri
où tromper sa solitude. Comment le réintégrer dans un univers
urbain qui ne se contente plus de faire le lien entre les fonctions éclatées
de l'existence, mais qui soit conçu pour réunir des êtres humains
vivants, parlants, entiers ? Tâche de service public immense et multiforme
pour laquelle, sur la base d'une gratuité naissante, peuvent là encore
être mobilisés ensemble les salariés de la collectivité
et de nombreuses entreprises qui offrent sur le marché, des biens, des services
et une expérience utiles.
La succession des gouvernements de gauche et des gouvernement de droite a donné
aux Français l'impression déprimante que leurs élus était
incapables d'agir sur les forces économiques, que gauche ou droite, le résultat
était le même. C'était percevoir, mais sans l'analyser, les limites
du pouvoir politique face à la formidable puissance de ceux qui dirigent l'économie.
Les gouvernements se succédaient, mais aucun vrai changement dans la vie des
gens, ou peu, et cette impression tenace que finalement, avec plus ou moins de bonheur,
d'intelligence, de brio, les uns et les autres se contentaient gérer les affaires
courantes.
Imaginons maintenant qu'une force politique admette franchement que dans l'ensemble,
sa direction de l'État ne pourra pas faire grand chose d'autre que de gérer
les affaires courantes, mais que sur un domaine au moins, même un seul, elle
rendra aux citoyens les pouvoirs aujourd'hui confisqués par ceux qui dirigent
l'économie. Imaginons que cette force politique mène en cinq ans, le
temps d'une législature, avec l'indispensable soutien des citoyens, un combat
sans merci pour de la gratuité dans le logement, et qu'au bout de ces cinq
années le droit au logement, c'est à dire sa gratuité au moins
partielle, ait réellement avancé, pense-t-on que les électeurs
ne reconnaîtraient pas : là, au moins, quelque chose de l'organisation
sociale a changé. Et même si pour d'autres raisons, ces électeurs
renversaient la force politique avec laquelle ils auraient conquis ce changement
comme tomba le gouvernement (dont le chef était de droite et les ministres
de gauche !) qui avait institué la sécurité sociale, croit-on
qu'il serait si facile de revenir sur ce qui aurait été ainsi commencé
?
Il s'agit d'imagination. Bien sûr, une multitude de choix modestes qui modestement
penchent dans un sens, ce n'est pas rien. Et puis aucune fatalité n'interdit
de mener de front plusieurs objectifs transformateurs et il y a sans doute bien d'autres
domaines propices aux combats pour la gratuité (prévention sanitaire,
télécommunications, transports en commun, loisirs...). Deux au moins
sont apparus sur le devant de la scène sociale.
Reconquête collective de la vie rurale.
Brutalement assujettie au marché capitaliste international, entièrement
polarisée par la recherche d'une rentabilité marchande sans cesse remise
en cause par la concurrence, l'activité agricole ne remplit plus sa fonction
séculaire d'aménagement de l'espace rural et d'entretien du patrimoine
biologique. Placés sous la tutelle du profit financier, les extraordinaires
progrès qui permettent à l'humanité de produire désormais
davantage d'aliments qu'il ne lui en faut pour se nourrir, non seulement sont incapables
de supprimer la faim dans le monde, mais se réalisent au prix du sabordage
de la vie rurale des pays développés. Les villages meurent. Les jachères
s'étendent à côté de champs gorgés d'engrais dévastateurs.
La riche et merveilleuse diversité du cheptel, si intégrée au
paysage français, s'évanouit sous la pression des races les plus productives
(affreuses et omniprésentes usines à lait que sont les holstein !)
elles-mêmes touchées par la surproduction et les primes à
l'abattage. Sur ce recul de civilisation se développe dans l'élevage
un productivisme industriel qui se traduit par une instrumentalisation et un mépris
de la vie animale, une violence qui, au delà de toute sensiblerie, finit par
poser un réel problème éthique à la société
des hommes.
Ne peut-on imaginer que la nation française, plutôt que d'entretenir
un système de subventions agricoles humiliant pour les récipiendaires
et ruineux pour la collectivité, s'offre le renouveau de la vie rurale
en finançant directement un certain nombre de tâches agricoles capitalistiquement
non rentables et pourtant d'intérêt public ? Est-il absurde d'imaginer
par exemple qu'au lieu de financer la mise en jachères, on paye le travail
d'hommes et de femmes qui assureraient sur des prairies entretenues la conservation
des innombrables races de bovins, ovins, caprins, équidés élaborées
au cours des siècles par le savoir-faire paysan (et au bout du compte, ces
animaux produisent également de la viande ou du lait) ? En rendant à
ce grand pays urbain sa profondeur rurale, en réconciliant par la même
occasion la ville et la campagne, la collectivité ne s'offrirait-elle pas
un correctif aux malaises de l'identité plus fécond que la misérable
propagande raciste ou les rodomontades du chauvinisme. Car la campagne est aussi
un bon médicament pour les enfants des villes.
Sida.
Des hommes et des femmes, souvent jeunes, souvent frappés à travers
la plus bouleversante des joies humaines, quittent la vie par milliers, atteints
d'une maigreur terrifiante qui les fait ressembler aux victimes des grands malheurs
emblématiques : la faim, la déportation, la misère des guerres
sans fin, la peste. Jusqu'au dernier souffle, ils ont attendu de la science humaine
qu'elle les sauve comme elle sait le faire pour tant d'autres maladies. Toujours
rien. Et de puissants groupes pharmaceutiques dépensent des centaines de millions
en procès pour savoir qui bénéficiera le plus des profits escomptés
sur les tests, les médicaments ou les vaccins. Pendant ce temps, en Afrique,
la quasi totalité des malades sont privés des quelques médicaments
offrant une rémission. Et de nombreux laboratoires privés orientent
délibérément la recherche en direction de thérapies exclusivement
adaptées aux populations solvables.
Le sida est, comme on le sait, une maladie transmissible. De quelque façon
qu'on tourne le problème, il n'y a pas de victoire possible sur le virus sans
que soit organisée une gratuité mondiale de la prévention et
des soins, sans que la gestion de cette bataille soit arrachée aux lois du
profit capitaliste. Il est effarant, c'est une gifle à toute la civilisation
humaine, qu'une telle évidence soit encore si peu suivie d'effet.
chapitre II
<< >> chapitre IV
|