centre de recherche sur
la gratuité
Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
II
Le premier type de gratuité, le plus évident, c'est celui qui découle
de la profusion. La lumière du soleil est gratuite parce qu'elle est universellement
et généreusement répandue par la Nature, qu'elle ne s'emprisonne
pas ou peu, qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour en profiter. Sa valeur ne se calcule
pas en argent - la lumière du soleil n'est pas une marchandise - mais en plaisir,
en joie, en poésie, en énergie pour la croissance des plantes ou le
fonctionnement d'une centrale solaire.
D'autres dons de la Nature peuvent être rangés dans la même catégorie
: l'air qu'on respire, les paysages, les flots de la mer, le corps humain A les
citer, on sent bien que leur gratuité n'est pas inéluctable. Les forces
du marché n'aiment pas les terres vierges et chaque fois que la possibilité
s'offre à elles de les rentabiliser, c'est à dire de mettre
au profit de quelques uns ce qui aujourd'hui est à tous, elles le tentent,
par conquête ou par destruction (conquête quand elles annexent à
leur empire des biens d'usage qui jusque là lui échappaient ; destruction
quand elles abîment ou anéantissent un don de la Nature - et donc son
usage - pour augmenter le profit d'une activité déjà intégrée
au marché capitaliste).
Bien sûr, personne n'est privé d'air, mais il y a le bon air et l'air
vicié, l'air pur dont la Nature nous pourvoit gratuitement, et l'air qu'on
utilise (dont on abuse) comme poubelle gratuite. Et cela revient à aliéner
un bien - la pureté de l'air - qui est naturellement offert à tous.
On ne s'étonnera pas que la pollution atmosphérique, ce brigandage
d'un bien public, soit davantage rejetée dans les banlieues populaires que
dans les cités bourgeoises.
Faute d'avoir un chalet dans les Alpes, on peut toujours en observer les panoramas
du bord d'un chemin jusqu'à ce que celui-ci devienne une voie privée.
Et l'âpre combat de la paysannerie française contre la désertification
des campagnes a montré à l'opinion publique combien le diktat imposé
par la libéralisation du marché mondial nuirait à l'entretien
des paysages.
La gratuité des bains de mer est inscrite dans la loi qui rend inaliénable
une mince bande côtière. Mais le marché des loisirs a sa façon
bien à lui de répartir les départs entre les plages d'Antibes
et celles de Calais. Et lorsqu'un navire pétrolier hors d'âge, démesuré,
battant pavillon de complaisance vient détruire la faune et la flore de côtes
entières, c'est chaque fois le hold up du siècle pour diminuer de quelques
milliers de dollars le débours d'un armateur richissime.
Quant au corps humain, malgré l'horreur naturelle qu'inspire son aliénation,
voici longtemps que l'achat d'organes prélevés dans le tiers-monde
pour des Américains malades et fortunés, les sex tours en Asie ou certaines
formes de mariage ont montré qu'il pouvait être transformé en
vulgaire marchandise et monnayé comme tel.
Les idées et les sentiments sont un autre domaine que la majorité des
consciences trouvent spontanément inappropriés aux rapports marchands.
Un mot, pour déblayer le terrain, sur la propriété artistique
et littéraire. A cette curieuse expression correspondent en fait une procédure
et des garanties de rémunération pour certains types de travaux intellectuels.
Cette procédure et ces garanties permettent à un créateur (artiste,
écrivain, savant, penseur) d'être rémunéré en
proportion de la commercialisation de ses uvres, ou plutôt des dérivés
marchands de ses uvres. Un livre est une marchandise, mais le texte lui-même
en est-il une ? Sa qualité n'influe pas sur le prix et à la caisse
du libraire, Sulitzer vaut Duras. Les idées que développe un livre,
les représentations qu'il fait vivre sont aptes à se propager de bouche
à oreille. Leur fluidité, leur destination même, les processus
par lesquels l'esprit se les approprie rendent spécieux le terme de propriété.
Il est possible, sans problème et sans délit, de consommer un
livre ou un film dont on n'est pas propriétaire. Tentez la même expérience
avec une côte d'agneau ! Le marché de la peinture lui-même -
et les milliards qu'il draine - n'échappe pas à cette réflexion.
Ce que vend un peintre coté, ce n'est pas tant l'uvre de l'esprit que l'objet
de collection. L'uvre de l'esprit, en effet, n'importe qui pourra se l'approprier
pour le prix d'un billet de musée. Tandis que l'objet de collection passera
de mains en mains, pour aboutir peut-être un jour dans la nuit d'un coffre
fort. La législation éprouve d'ailleurs une certaine pudeur à
faire entrer la propriété intellectuelle dans le droit commun de la
propriété privée, et si, de génération en génération,
on peut hériter de l'objet livre, les droits d'auteur ne sont transmissibles
que durant quelques décennies, après quoi, ils tombent dans le domaine
public (belle destinée !)
Il faut cependant s'inquiéter d'évolutions qui, à l'instar du
copyright américain, durciraient l'idée de propriété
artistique et littéraire en la tirant davantage encore du côté
de la marchandise. Ainsi, une directive européenne met en cause le prêt
gratuit dans les bibliothèques publiques, arguant de la défense des
auteurs. Par delà la commercialisation du "support livre", l'appropriation
par l'esprit d'une uvre littéraire serait rangée dans la catégorie
"consommation". Et sous l'argument biaisé de rémunérer
les auteurs, on étoufferait peu à peu l'âme de la création
artistique, un processus qui a audacieusement choisi de prendre en exemple la
gratuité de l'acte divin placé par la Bible à l'origine de tout.
Si l'on suit cette logique, il faudra un jour interdire aux enfants d'apprendre des
poésies par cur et de les réciter à leurs parents, taxer les
correspondances amoureuses quand elles s'enrichissent des grandes confidences laissées
par les écrivains, renoncer aux soirées chantantes !
L'ambiguïté de la notion de propriété intellectuelle
est d'ailleurs plus diffuse, plus néfaste encore. L'idéologie coloniale
s'en est emparée pour enfoncer dans les têtes - et pas seulement les
têtes blondes - l'idée que, l'Europe ayant fait le développement
technologique des trois derniers siècles, entrer dans cet aspect de la modernité,
c'était s'européaniser, s'occidentaliser. Comme si on s'arabisait en
étudiant l'algèbre et qu'on vivait à la grecque parce qu'on
défendait l'idée démocratique !
Les idées sont volatiles. Aussitôt prouvée et prononcée,
la formule d'Einstein, E = MC2, est offerte en bien commun à toute l'humanité.
Il y a, c'est vrai, des connaissances moins aériennes. La répugnante
course au profit qui a entouré les découvertes liées au Sida
montre bien tout ce que l'humanité perd en ne sauvegardant pas une certaine
gratuité du savoir (mais à l'inverse, prouvant qu'en la matière,
la dérive marchande n'est pas inévitable, l'équipe française
du Généthon a mis ses découvertes sur la "carte génétique"
de l'homme à la libre disposition de la communauté scientifique internationale).
Les idées sont aussi des biens qui transforment la vie courante. L'exemple
le plus frappant, vraiment extraordinaire par la révolution qu'il a provoquée
dans la vie pratique de millions de femmes, d'hommes, de couples ou de familles,
c'est le combat féministe. Celles et les quelques ceux qui l'ont mené
avec un courage et une détermination magnifiques, sans grandes dates historiques,
sans loi cadre, sans commémoration pompeuse, par la force des idées,
des mots, des comportements, à l'encontre des puissances spirituelles
les plus respectées, sous les quolibets que les pantouflards de l'inégalité
jetaient à chaque bégaiement d'une aventure inédite, au prix
bien souvent de leur tranquillité familiale et de leur bonheur amoureux, c'était
le don de la pensée qui les rendait efficaces. Puisqu'elles ont donné,
celles et ceux qui viennent ensuite n'ont pas de dette. Mais cette capacité
à transformer l'existence, en regard des résultats si maigres atteints
par les tenants d'un pouvoir d'État, d'ailleurs essentiellement masculin,
et qui s'était engagé rien moins qu'à changer la vie, quelle
leçon pour dégager, demain, de nouvelles libertés quotidiennes
!
Quant aux sentiments, ces histoires de bonnes femmes qui emplissent la quasi
totalité de la littérature universelle, ils sont le pivot des grandes
joies et des grandes douleurs, le sel de la vie et si l'argent peut les dissoudre,
il ne peut jamais les acheter.
Les gratuités, menacées mais encore vivaces, qui nous viennent de la
nature, de l'esprit ou du cur, forment un archipel de terres émergées
sur la mer montante des rapports marchands. Mais qui regrette vraiment le continent
perdu, le temps de la cueillette, des chèvres sauvages et de la convivialité
cavernicole, quand toute consommation humaine était gratuite ? Car
parmi les moteurs de la civilisation et du progrès, on trouve aussi, bien
sûr, le marché. Et voici qu'au cur même du système marchand
et de la socialisation qu'il génère, reliées à lui par
de multiples fils, surgies des urgences et des affrontements sociaux, chaque fois
vécues comme des progrès de l'organisation humaine, s'édifient
des gratuités d'un type nouveau.
Payées, mais non payantes, ces gratuités socialement construites proposent
des biens dont l'usage est rendu libre d'accès par cotisation : routes,
éclairage public, ramassage des ordures, santé (dans la mesure des
remboursements effectués par la sécurité sociale), école
(sous réserve des évolutions négatives qui se développent
aujourd'hui) Bien qu'elles ne soient pas données par nature, ces gratuités
ont la caractéristique d'apparaître peu à peu comme naturelles
et les stigmates des combats parfois violents qui ont permis de les organiser s'effacent
vite devant leur évidence. L'idée qu'un pauvre puisse ne pas
bénéficier des mêmes médicaments qu'un riche heurte naturellement
la conscience de la plupart des Français habitués aux bienfaits de
la pourtant jeune sécurité sociale. "La santé, c'est sacré",
"devant la maladie et la mort, nous sommes tous égaux" dira-t-on,
largement au delà des frontières politiques de la gauche et de la droite.
Aux États-Unis, où l'essentiel de la vie sanitaire est traitée
selon les moyens financiers du patient et les lois du marché capitaliste,
de telles affirmations n'ont aucun caractère d'évidence et certains
y sentiraient même le soufre du communisme.
L'institution de l'école gratuite, au début du siècle, révèle
également comment une gratuité établie porte plus haut la conscience
même qu'on a du domaine de la vie concerné. Selon la presse catholique
d'alors, qui combat le projet, la gratuité de l'école est un piège
: l'instruction facilement acquise perdra son prix, et les enfants risquent de ne
plus avoir la gratitude salutaire envers leurs parents si ceux-ci ne sont pas contraints
de se sacrifier pour les envoyer à l'école. Avant la gratuité
de l'école, l'opinion, ébranlée, avait du mal à voir
l'immonde méchanceté de tels arguments. Aujourd'hui, ils paraissent
si énormes qu'ils laissent incrédule. D'ailleurs, les forces hostiles
se débarrasseront vite de leur propagande contre le caractère obligatoire
(atteinte à la liberté) et gratuit (atteinte à la vertu) de
l'enseignement public pour aller chercher plus haut leurs alliés en se concentrant
sur la laïcité (atteinte au droit divin).
La caractéristique principale des gratuités socialement organisées,
c'est qu'à un moment ou à un autre, il faut les payer. C'est au prix
du marché et selon ses lois que des biens à répartir gratuitement
sont acquis. Pour assurer l'éclairage public, une commune achète sur
le marché de l'électricité, des réverbères, de
la force de travail, etc. Et pourtant, le destinataire du bien produit (des rues
éclairées) n'apparaît pas comme un consommateur - il n'achète
pas la quantité de lumière qu'il souhaite consommer -, mais comme un
usager : il acquiert par cotisation - ici les impôts locaux - le droit d'utiliser
à sa guise la lumière répandue dans la ville. La cotisation
tient nécessairement compte de la somme globale à réunir pour
produire ce bien, mais elle est versée - c'est en tout cas l'objectif d'une
fiscalité juste - en fonction de critères non marchands comme le montant
des revenus de chacun. Cette procédure amène d'ailleurs à se
représenter le bien ainsi produit très différemment de ceux
qui sont entièrement marchands. Son intérêt pour l'usager individuel
est évidemment perçu par la conscience de chacun, mais aussi son intérêt
pour le corps social en tant que tel et il est bien rare que les personnes qui ne
sortent pas la nuit voient une injustice dans leur contribution à l'éclairage
public. Le ramassage des ordures est, en France, un service public à peu près
également réparti. Chacun se félicite de ne pas marcher dans
les immondices, mais ce sont aussi la beauté de la ville et l'hygiène
publique qui en bénéficient. A l'inverse, aux États-Unis où
c'est selon les moyens de tel ou tel quartier, de tel ou tel groupe humain, les déchets
de la vie urbaine peuvent s'accumuler des semaines entières là où
les habitants n'ont pas directement acheté les services d'une compagnie spécialisée.
Une des caractéristiques des gratuités socialement organisées,
c'est qu'elles peuvent se doser, qu'on peut mettre en uvre des gratuités
partielles. Quand La Poste maintient, contre toute rentabilité marchande,
des bureaux de villages, elle inclut dans son fonctionnement une certaine dose de
gratuité ; il y a en quelque sorte, dans le prix des produits qu'elle vend,
une part marchande et une part de cotisation destinée à un service
du public également réparti. Et lorsqu'elle veut fermer les bureaux
des campagnes, en même temps qu'elle déchire le tissu de la vie rurale,
elle vole à la collectivité des citoyens une part de la gratuité
qu'elle avait acquise et pour laquelle elle cotisait sans rechigner (d'ailleurs,
le prix du timbre baisse-t-il pour autant ?), une part de travail utile qui servait
à la satisfaction de vrais besoins.
Même problématique pour le prix des titres d'accès au métro
parisien, et notamment celui du forfait mensuel connu sous le nom de carte orange.
La carte orange comporte en effet une dose de gratuité intrinsèque
du fait des subventions qui sont accordées à la RATP par l'État
et les collectivités locales concernées. Mais en outre, son caractère
forfaitaire contribue à produire ce qu'on pourrait appeler un effet de
gratuité : l'ouverture pour l'usager du droit à utiliser le réseau
comme bon lui semble. De ce point de vue, il est utile (et préoccupant !)
d'observer l'évolution négative - marchande - qui grignote cette semi-gratuité.
Tout d'abord, la baisse proportionnelle du financement public tend à faire
supporter par l'usager, qui peu à peu se métamorphose en client, un
équipement dont, à l'instar de la voirie, l'utilité sociale
dépasse très largement la réponse aux besoins de déplacements
individuels (comment intégrer au financement des transports en commun la plus
value qu'apporte au propriétaire d'un appartement, au commerçant ou
à l'industriel le prolongement d'une ligne de métro ? Comment calculer
l'économie que représentent les transports en commun en matière
d'environnement ? Comment l'agglomération parisienne pourrait-elle assumer
correctement sa fonction de capitale et son rayonnement sans un tel réseau
?)
En second lieu, l'établissement d'un système de zones (plus on est
éloigné du centre, plus on doit payer cher) atténue l'effet
de gratuité lié au forfait et aggrave directement l'injustice sociale.
Ce sont en effet les habitants des banlieues les plus éloignées, ceux
que la spéculation immobilière et une politique délibérée
de ségrégation sociale ont contraints aux trajets interminables et
aux cités sans cur qui doivent de surcroît payer plus cher des déplacements
imposés - et pour les familles aux revenus modestes, cela représente
désormais une part non négligeable du budget -. Dans le même
temps, ceux qui ont les moyens, ou la chance, ou les relations qu'il faut pour se
maintenir dans le centre ville ajoutent à l'agrément de leur situation
les bénéfices d'une semi-gratuité vraiment très intéressante
par l'étendue et la qualité de la zone qu'elle couvre.
Désormais, de plus en plus souvent, quand on s'éloigne des beaux quartiers,
les transports en commun sont la cible d'une agressivité qui s'adresse, de
façon désordonnée, à ces déprimantes injustices.
La fraude, résistance désordonnée à la déprimante
violence exercée par le marché sur ceux qu'il met au rebut, crée
une atmosphère de non-droit, d'insécurité, d'intimidation parfois,
de flicage aussi. Rétablir, élargir, renforcer le caractère
semi-gratuit des transports en commun (avancer vers la gratuité) est un des
moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très inquiétante
dégradation de la vie en ville, pour adoucir les relations sociales, pour
les humaniser.
Autre caractéristique des gratuités socialement organisées,
qualitative cette fois : pour qu'il y ait vraiment effet de gratuité, la cotisation
doit être suffisamment éloignée par son montant, par sa périodicité,
par son mode de perception, par son extension sociale, du bien concret qu'elle va
mettre à la disposition des cotisants. Plus la cotisation est générale,
abstraite, socialement étendue, plus la gratuité est ressentie et défendue
comme telle par les consciences individuelles. A l'inverse, plus le groupe des cotisants
est étroit et l'objet de la cotisation défini, plus le consommateur
perce sous l'usager. On entend beaucoup parler aujourd'hui d'étendre le financement
local de l'enseignement. Ainsi, un département, une ville prendraient en charge
le recrutement et le paiement des enseignants. Il est clair que cela aggraverait
les disparités déjà existantes entre zones riches et zones défavorisées.
Mais une telle évolution va plus loin. Elle s'attaque à tout ce que
la gratuité de l'enseignement a construit de valeurs spécifiques dans
les consciences, de solidarité naturelle, de cohésion nationale,
de point de vue collectif sur la formation des jeunes. De telles propositions, essentiellement
destinées aux localités favorisées, créent un vrai débat
dans la tête des parents/électeurs : lutte pour une amélioration
d'ensemble du système éducatif contre utilisation de ses privilèges
locaux pour favoriser l'éducation d'un groupe restreint. Les effets pervers
de ces reculs qualitatifs de la gratuité touchent d'ailleurs aussi les classes
populaires et face au délitement des solidarités nationales, le chacun
pour soi fait des ravages. Quand un département bourgeois embauche des enseignants
pour soutenir ses élèves, le département voisin et ouvrier
demande à son conseil général si, faute de mieux, ce n'est pas
en effet une bonne solution contre l'échec scolaire.
Il faut donc rechercher ou défendre l'extension optimale de la cotisation,
mais sous réserve qu'elle puisse être endossée par la majorité
des consciences dont on s'est fixé l'assentiment pour règle. Et c'est
là un paramètre - une limite - qui fixe absolument l'allure. Extension
optimale de la cotisation, c'est voir à la fois jusqu'où peut aller
son abstraction, sa généralisation (impôt de l'État,
cotisations salariales, impôts de la commune, etc.) sans trop s'éloigner
des communautés d'intérêt consciemment ressenties par les cotisants.
Le sentiment d'appartenir à une cité, à une nation, à
une profession, à une classe sociale, à l'humanité entière
coexistent, mais suivant les domaines de la vie concernés, il n'est pas vécu
aussi intensément. On peut penser que l'humanité entière se
sent concernée par la pandémie de Sida. Chacun est en mesure de comprendre
que la guerre contre le virus doit nécessairement être mondiale. Il
y a là une base objective pour l'organisation d'une gratuité internationale
des soins et de la prévention. Par contre, il parait difficile de convaincre
une majorité qu'avancer aujourd'hui vers une certaine gratuité du
logement doive s'organiser sur la base de solidarités internationales.
L'abstraction à la source, celle qui caractérise la cotisation, doit
aussi s'accompagner d'une abstraction de destination. La vraie gratuité ne
fait pas acception des personnes. Aux États-Unis, certains services sociaux
peuvent, dans des conditions très délimitées, être gratuitement
rendus. Mais il s'agit alors d'une gratuité réservée aux pauvres
et vécue comme une aumône sociale. D'abord, la médiocre, voire
infâme qualité du service se charge de faire sentir aux bénéficiaires
tout ce qui les sépare de ceux qui payent ; suite logique, les symboles de
cette charité publique sont pris d'assaut par la colère des curs sous
forme de dégradations multiples qui ne surgissent pas seulement du manque
d'entretien : les déchets de la société se vengent en contaminant
leurs poubelles. Des phénomènes du même ordre se produisent désormais,
pour les même causes, dans certaines cités HLM des banlieues françaises
devenues le symbole du bon marché (gratuité partielle) à destination
de ceux qu'on appelle poliment les défavorisés, mais qu'une propagande
à l'ancienne, violente ou insidieuse, présente comme des corps étrangers
ou de dangereux parasites. Le développement de la solution humanitaire n'est-il
pas, d'ailleurs, un aboutissement de la dégradation progressive des gratuités
? Au droit d'être logé, de manger, d'apprendre, de se soigner, elle
substitue la générosité d'un groupe médiatiquement identifié
envers des pauvres préalablement mis en spectacle et qui paieront de leur
soumission au sort la gratuité momentanée d'une station de métro
ou d'une tartine que beurrent les surplus européens. A la source, la tontine;
au bout du compte, les restaurants du cur : dernière étape de la dégénérescence
sociale, et après, la jungle.
La possibilité d'intégrer par doses progressives de la gratuité
dans un domaine de la vie économique, la recherche d'une extension optimale
de la cotisation, la mise en place de gratuités de hautes qualité intéressant
directement tout le corps social offrent des axes d'intervention à qui veut
améliorer ou étendre la part gratuite de la vie. Ce combat enracine
dans la vie concrète de la société des objectifs politiques
et des représentations qui, pour une fois, échappent au cinéma
des discours dominants.
Liberté. Ce qui est gratuit est libre d'accès. Les Anglo-Saxons disent
free. Pas de policier pour contrôler la contemplation des paysages.
Égalité. Ce qui est gratuit est à égalité d'accès
pour tous. Et le sentiment d'égalité que produit la gratuité
est d'autant plus vif qu'à la source, comme c'est le cas pour les gratuités
socialement organisées, il a fallu un combat consciemment égalitariste.
Il ne s'agit pas là de cette égalité et de cette liberté
formelles si justement suspectes aux classes dominées. La liberté et
l'égalité que procurent les choses gratuites réunissent le droit
et l'accomplissement du droit. Tout Français a le droit d'aller et venir librement.
Même purement abstrait, ce droit est capital car il dépose dans l'esprit
de chacun une perspective de liberté sans laquelle on a l'impression d'être
en prison. Mais enfin, le voyage est malgré tout strictement limité
par le budget dont on dispose.
Ce n'est pas le cas du droit aux soins. Grâce à la sécurité
sociale et sous réserve des imperfections et des remises en cause du système,
il a quitté les abstractions juridiques et s'est plus ou moins également
répandu dans la vie concrète de tous les cotisants. Il est significatif
que l'opposition entre le droit et l'accomplissement du droit ait été
durant des décennies une pierre d'achoppement dans les conversations opposant
les partisans du socialisme réel et ceux du monde libre :
- Qu'est-ce que le droit à la culture dans un pays où la majorité
des enfants d'ouvriers sont écartés des études supérieures,
où une place d'opéra coûte cinq-cent francs ?
- Qu'est-ce que l'accès aux uvres de l'esprit quand la création artistique
doit se plier aux canons officiels, quand on jette en prison les écrivains
qui ne pensent pas comme le pouvoir ?
Ces oppositions se retrouvaient d'ailleurs dans les grands textes internationaux
sur les droits de l'Homme parmi lesquels la Charte de l'ONU, divisée comme
était divisé le monde, entre les droits civiques (liberté d'expression,
droit de vote) et les droits économiques et sociaux (droit au logement, droit
au travail)
Même interrogation en France où un pouvoir, socialiste par ses références
historiques et idéologiques, s'est cru obligé de proclamer dans la
loi le droit au logement, mais qui, faute de le vouloir ou de le pouvoir, a laissé
le marché maître du jeu dans un domaine pourtant vital, alors que jamais
les sans-abri n'avaient été si nombreux.
La question reste donc posée. Et peut-être la gratuité indique-t-elle,
là aussi, une voie féconde puisqu'elle réunit toujours le droit
à l'accomplissement du droit, qu'elle est susceptible d'entraîner une
adhésion populaire solide et tenace, que plus elle recule, plus la liberté
et l'égalité s'étiolent, deviennent des garanties abstraites,
sans effet pour ceux qui ne disposent pas d'argent pour les accomplir.
Responsabilité ?
La liberté et l'égalité qui sont intrinsèquement liées
à la gratuité vont-elles contre la responsabilité ? C'est, on
s'en souvient, la thèse qu'opposèrent les catholiques à la gratuité
de l'enseignement. C'est aussi celle qui est utilisée contre les gratuités
les plus fragiles : "On ne connaît pas la valeur des choses qu'on n'a
pas payées".
La gratuité constitue une limite de l'action politique et sociale, un aboutissement
dans l'organisation de la société. Quand, pour la satisfaction d'un
besoin de la vie, on atteint la gratuité totale, les problèmes posés
à l'individu et à la société changent de nature. Jusqu'à
cette limite dominaient le combat politique pour la liberté et l'égalité,
pour la conquête d'un droit effectif, avec sa relative simplicité idéologique,
son caractère plus ou moins interchangeable quel que soit le domaine concerné
(droit à la santé, droit au logement, droit à l'éducation)
Au delà, les perspectives, les choix, les débats, les conflits, les
urgences, débarrassés du combat négatif contre des injustices
de l'organisation sociale, se portent enfin directement, pour tous, sur la meilleure
satisfaction des besoins eux mêmes. Avant la gratuité de l'école,
la responsabilité des parents sans fortune était un combat : sacrifices
financiers, lutte contre les habitudes, l'ignorance, les privilèges. Après,
la responsabilité bondit au niveau supérieur : qualité de l'enseignement,
suivi scolaire, etc. Ni avant, ni après, elle n'est donnée d'avance.
Cela dit, l'expérience quotidienne des abus de gratuité et plus
généralement des abus de bien public, l'impact qu'ils ont sur les esprits
- parfois disproportionné, toujours influencé par la propagande agressive
du marché - représentent un réel danger et posent de vraies
questions. Face aux biens dont l'usage est désormais libéré
de la relation marchande, la responsabilité doit procéder à
des ajustements inédits et que n'aiguillonne plus la force coercitive de l'argent.
Responsabilité d'abord à la source, chez ceux qui sont en charge de
l'offre : la qualité des biens gratuitement mis à disposition est essentielle
; l'espace gratuit meurt s'il est traité en parent pauvre. Mais la concurrence
entre le secteur gratuit et le marché est plus vaste, plus insidieuse et dépose
ses germes dans l'esprit même des usagers. Non payé, donc sans valeur
? Ce soupçon et les pratiques qui en découlent l'emportent chaque fois
que le rapport de force idéologique, culturel, moral est défavorable
à la gratuité. Sans un accompagnement quasi affectif des gratuités
socialement construites, sans un attachement consciemment ressenti, elles connaissent
une dévalorisation qui précède toujours l'étouffement.
Il faut donc, si l'on veut efficacement et durablement conquérir de nouveaux
espaces gratuits(et même conserver les anciens), les entourer d'une véritable
culture de la gratuité qui fasse contre-feu aux valeurs du marché,
sans craindre de puiser à toutes les sources de la pensée, de l'engagement
militant, de la communication, de l'art ou de la vie spirituelle. La gratuité
est un nouveau-né qu'il faut chérir.
Cette culture de la gratuité rejaillira sur l'élaboration même
des biens gratuits ou semi-gratuits. La carte orange, qui étendait
brutalement la part de gratuité des transports parisiens, et le ticket
chic, partie émergée d'une politique culturelle de revalorisation
et de revitalisation du métro eurent, au début des années 80,
un effet saisissant et vérifié sur le rapport subjectif des usagers
à leurs moyens de transport. En amenant de la vie en sous-sol - expositions,
débats, rencontres, services, animations -, les responsables d'alors tiraient
les conséquences d'une statistique impressionnante : un Francilien passe en
moyenne un an et quatre mois de son existence dans les transports en commun. Le métro,
en effet, n'est pas simplement vital parce que les citadins en ont désormais
absolument besoin pour aller au travail et en revenir. Il est vital en ce sens qu'on
n'y cesse pas de vivre, qu'il transporte non des machines muettes mais des personnes
humaines. Et ça devrait se sentir.
Payés au moins en partie par la cotisation solidaire des citoyens, les biens
gratuits ou semi-gratuits n'ont pas à jouer la comédie du bonheur,
ni à convaincre que chaque tranche d'une vie saucissonnée est le chemin
de l'Éden pour peu qu'on ait la sagesse de choisir le shampooing X, l'auto
Y ou le pyjama Z. C'est d'une autre manière qu'ils doivent se faire aimer,
en considérant chaque fois l'homme dans sa totalité et non pour une
de ses fonctions. Car ce qui est interdit aux simples marchandises leur est à
eux permis. Le comprendre, c'est se donner le moyen d'ouvrir un vaste champ à
l'humanisation de la vie sociale, c'est retrouver, mais avec des couleurs et des
perspectives rajeunies, le grand et bel esprit de service public aujourd'hui dévalorisé
dans ses hommes, dans ses tâches, dans ses objectifs et dans ses moyens.
La pente qui pousse à la trouver normale dès qu'elle est établie
fragilise la gratuité dans sa cohabitation conflictuelle avec un marché
avide et conquérant. Oublier qu'elle est aussi un combat, qu'elle a toujours,
au coin du bois, des adversaires puissants et voraces, démobilise la responsabilité.
Lorsque l'école gratuite était encore dans l'enfance, combattue par
la principale force spirituelle du pays, tenue à bout de bras par le courage,
l'héroïsme parfois des hussards de la république, entourée
d'une sollicitude idéologique qui savait au besoin se montrer véhémente,
elle s'imposait au respect et même à l'affection de ceux qu'elle servait.
Mais cent ans après, force de l'habitude, elle est ressentie comme un droit
naturel. Et au moment où elle se trouve déchirée par
les choix budgétaires, les attaques du marché et l'effondrement général
des idéologies de solidarité, le souvenir qu'elle fut conquise de haute
lutte reste souvent bien vague. Comment faire pour maintenir la flamme, ou tout au
moins la conscience que rien, jamais, n'est irréversible ? Ne faut-il pas
imaginer, par exemple, qu'un acte conscient et volontaire - qui ne peut être
la simple cotisation, généralement obligatoire et fixée par
la loi - accompagne l'accès aux biens gratuits, réanimant le souvenir
que les gratuités socialement organisées ne tombent pas du ciel et
que celles qui tombent du ciel ne subsistent pas sans défense, manifestant
à la fois la revendication d'un droit et le respect des devoirs qui accompagnent
son exercice ? Ainsi, quand une collectivité territoriale met en place des
transports gratuits (ça arrive !), ne serait-il pas judicieux de marquer le
caractère social et acquis de ce droit en le soumettant à
la présentation d'un titre de transport non payant, mais régulièrement
et volontairement retiré à l'administration chargée de gérer
la cotisation ?
Le marché sait bien l'attrait qu'exerce la gratuité. Faute de pouvoir
l'anéantir, il s'efforce, en l'utilisant à ses propres fins, de le
désamorcer. La confusion qui s'instaure entre les vraies gratuités
et ces singeries contribue aussi à miner l'exigence de responsabilité.
Assaut des placards miraculeux qui offrent tout pour rien et... pour que s'entrebâillent
les porte-monnaie ! Gratuité gadget, gratuité fantaisie qui infantilise,
et mitonne ses cadeaux comme le pêcheur à la ligne plante un asticot
sur son hameçon. Moyennant deux-cent vingt-cinq francs par personne plus le
voyage, l'hôtel et les coca-cola qu'il faut boire pour ne pas se faire remarquer,
toutes les attractions d'Eurodisney sont gratuites. Gratuites également
les émissions de TF1 ou M6 comme est gratuite la contemplation des
images publicitaires. Sauf qu'à un moment ou à un autre, dans l'opacité
la plus complète, chacun paye en même temps que son paquet de lessive
une larme de reality show ou l'éclat de rire monté sous un sitcom,
contribuant en prime et sans l'amorce d'un consentement, à financer la plus
assourdissante, la plus unilatérale, la moins scrupuleuse et la mieux servie
des propagandes : celle qui par l'invasion de la publicité directe et son
poids sur la programmation proclame à longueur de journée l'évangile
du salut par l'argent.
Face aux ambivalences de la gratuité, deux notions centrales peuvent aider
le discernement : l'utilité et le bien publics. Les gratuités qui s'y
adossent sont toujours de bon aloi. La prise de conscience, l'intériorisation
qu'un bien est public ou devrait l'être, qu'une activité est utile à
l'avancement de la collectivité toute entière, que tel besoin individuel
doit être satisfait de droit si l'on veut conserver l'harmonie du corps social,
sont le soubassement subjectif d'un usage responsable de la gratuité. D'abord,
ce sentiment constitue un puissant moyen de mobilisation contre l'injustice et la
confiscation des vrais pouvoirs par l'argent privé. Ensuite, il fonde l'attachement
aux gratuités qui marquent une limite concrète à cette dictature.
Il féconde enfin la réflexion sur une société qui développe
à vive allure d'innombrables réseaux solidarisant chaque jour davantage
la destinée des hommes (transports, télécommunications, télématique,
internationalisation de la vie économique ou culturelle), mais où
grandit en même temps la mortelle solitude d'existences instrumentalisées
par l'argent.
La gratuité existe. On l'observe, toujours vivace, dans l'espace naturel.
Elle s'est fait une place dans l'espace social. Mais son lieu de réalisation,
son territoire vivant, c'est le temps humain.
Temps libre. L'expression rassemble peut-être à elle seule l'enjeu
(l'utopie, l'enjeu en partie utopique) qui se cache derrière l'organisation
des hommes, derrière la civilisation. Avoir du temps à soi.
Temps gratuit. Temps donné. Un monde dans lequel on ait du temps à
donner.
A l'origine du marché capitaliste, il y a la mise en vente du temps humain,
notre vie. Le marché capitaliste n'existe pas s'il ne parvient à sectionner
notre temps de vie, à en transformer au moins une partie en marchandise. Il
faut que nous procédions à cette mise en vente pour pouvoir obtenir
en échange ce qui est présenté sur le marché. Et comme
le marché étend son empire sur des biens qui nous sont absolument nécessaires,
il nous est absolument nécessaire, pour survivre, de vendre une part de notre
vie et d'en perdre ainsi le contrôle.
Cette partie de nous-même passe alors sous l'empire des fameuses lois du
marché, lois qui échappent à l'organisation consciente et
concertée des hommes (c'est à dire la part civilisée
des relations humaines, la part démocratique de la vie sociale), lois
auxquelles, sous peine, nous dit-on, de catastrophes infernales, nous sommes invités
à nous remettre. Pour cette part de nous même que nous sommes contraints
de vendre - quand un homme s'évalue essentiellement par rapport à la
section de sa vie qu'il met en vente sur le marché -, il n'est pas faux d'affirmer
: je vaux cent, ou cent cinquante, ou trois cents mille francs par an, c'est à
dire un certain tonnage de pommes de terres, un certain cubage de pétrole,
un certain nombre d'allées et venues dans un hôtel de passes, ou une
seconde d'espace publicitaire en prime time.
Cette aliénation du temps humain qui est au cur de tous les processus
d'exploitation économique, cette punition originelle (tu travailleras
à la sueur de ton front !) qui nous empêche de nous appartenir et de
disposer de notre existence comme d'un bien gratuitement reçu et gratuitement
dispensé, fondent par réaction la profonde nostalgie du paradis perdu,
le profond désir de gratuité. La diminution du temps de travail, le
droit à la jouissance, à l'activité gratuite et délibérée,
à l'amour des siens, à l'autonomie, au temps donné, le droit
à prendre du bon temps sont le seul critère intéressant
du progrès. Sans eux, le progrès n'est qu'une vue de l'esprit, un mot
pieux, un mot creux posé sur l'enchaînement des choses. Sans eux, l'homme
moderne constate avec désarroi que son espérance de vie triple celle
de ses ancêtres, mais que son temps ne lui appartenant pas, il n'en tire aucune
douceur supplémentaire.
Or, en un siècle, des conquêtes sociales décisives et répétées
ont permis que le temps de travail diminue dans des proportions considérables
(interdiction du travail des enfants, école obligatoire, semaine de quarante
ou trente-neuf heures, congés payés, droit à la retraite, puis
abaissement de l'âge y donnant accès) Obtenues pas à pas, dans
des luttes sociales et politiques acharnées, rendues possible par le développement
phénoménal de la productivité du travail (et restant d'ailleurs
bien en deçà de ce qu'elle autorise), soutenues par les progrès
de la médecine et l'allongement du temps de la vie, élargies dans leurs
perspectives par les occasions de divertissement, de culture, de communication, de
voyage, d'activités autonomes et utiles qu'ouvre la modernité, elles
apparaissent aujourd'hui comme bien autre chose que de simples avancées quantitatives.
Naguère entièrement englouti dans les espérances professionnelles
pour les hommes, et chez la plupart des femmes par les joies de l'abnégation
domestique, le temps humain inaugure son grand retour sur le continent de la gratuité.
C'est le projet même de la vie qui en est bouleversé.
Le temps libre provoque dans les consciences les mêmes effets que les autres
gratuités. On s'y attache avec force. On le considère rapidement comme
naturel. C'est un acquis sur lequel il est fort difficile de revenir. Mais
comme les autres gratuités, il est encombré par les vieilles pratiques,
les vieilles représentations, les remugles de la culpabilité venues
d'un monde où l'agréable est dénoncé par l'utile pour
mieux asservir la force de travail. Comme les autres gratuités, le temps libre
doit donc être soutenu, entouré des valeurs et d'une culture qui lui
permettent de donner tous ses fruits.
Ce qui est en germe dans ces premières et importantes avancées est
d'une autre nature que le nécessaire repos accordé aux salariés
en ré-création de leur capacité à produire et une fois
encore, la réalité est plus contradictoire que ne l'imagine une visée
totalitaire de la lutte de classes contre la domination du marché. Car passé
le seuil des heures nécessaires à effacer la fatigue du travail, le
temps humain redevient en effet libre et gratuit, comme la lumière du soleil
ou l'usage de la voirie publique. Il change de nature. Et la majorité des
gens seraient affreusement vexés si, offrant une part de ce temps en service
à un ami ou à des voisins, ceux-ci leur proposaient d'en payer le salaire.
Tout ce qui rapproche les hommes, tout ce qui les réunit à eux même,
la vie de famille, l'amour, l'amitié, la rencontre, la générosité,
la culture, la vie spirituelle trouvent dans le temps libre leur espace naturel.
Et désormais, de nombreuses activités qui peuvent ressembler au travail,
mais qui s'en différencient absolument par l'absence de contrainte, de nécessité
et de paiement, activités individuelles ou associatives qui prêtent
de réels services et fournissent de véritables biens, élargissent
leur territoire en marge du monde marchand.
Évidemment, les forces du marché ne l'entendent pas de cette oreille.
Dès l'enfance, on agite le martinet du chômage pour tenter d'imposer
aux écoliers et à leurs parents un type d'enseignement et des filières
scolaires étroitement adaptés aux besoins des employeurs. Malgré
la résistance d'un corps enseignant dans l'ensemble imprégné
par l'esprit de service public, la culture générale, celle qui peut
illuminer le temps libre et libérer la compréhension du temps vendu,
est dévalorisée par rapport aux connaissances utilitaires, censées
ouvrir le marché du travail. Ainsi, cette extraordinaire conquête
qui donne à chacun l'occasion de dix ou quinze ans consacrés à
l'étude est comme menacée de réannexion par le système
marchand, son enjeu réduit au minimum, et son intérêt aussi.
"Je suis vidée" dit à son compagnon la caissière,
retour de l'hyper-marché où elle travaille. Temps vendu. Temps vide.
Épuisement du temps. Faire en sorte que le temps hors travail soit
strictement utilisé à reposer de la fatigue et de la vacuité
du temps vendu est un enjeu majeur pour le marché capitaliste, car ainsi,
il reste partout le maître du temps, et maîtriser le temps d'autrui est
la source du profit. Aussi le système marchand se bat-il bec et ongles pour
le contrôle des divertissements destinés à occuper le temps vide
(temps où l'on est encore enchaîné par la fatigue du travail)
de manière exclusivement reposante - délasser sans instruire -, afin
que le lendemain matin, la caissière soit suffisamment en forme - mais aussi
suffisamment idiote, ou dressée, ou soumise au dressage, ou contrainte par
la nécessité de se soumettre au dressage - pour ne pas être incorrecte
avec le client.
Le temps libre, le temps gratuit, celui qui civilise, qui permet d'élever
son esprit et de se cultiver, qui donne le temps d'aimer et les moyens de se faire
respecter ne commence vraiment qu'après épuisement de la fatigue.
Et là, le contrôle du marché devient sérieusement plus
compliqué. On peut rétorquer qu'il s'exerce encore, mais par d'autres
canaux : sa maîtrise sur les revenus, son empire sur les moyens de se cultiver
ou de prendre du bon temps. C'est vrai. Ce qu'il perd d'une main, le marché
cherche toujours à le reprendre de l'autre, et lorsque le citoyen est momentanément
libéré du pacte salarial à travers lequel il vend son temps
de vie, il est puissamment sollicité, en tant que consommateur, à se
maintenir dans le cycle de la marchandise, ses tentations, ses frustrations, sa mise
en scène du bonheur. Néanmoins, dès que le temps est libre,
le marché n'est plus en mesure d'empêcher les amants de s'aimer, les
promeneurs de se promener, l'ami des livres d'investir la bibliothèque municipale,
ni les enfants de regarder voler les oiseaux. Et l'évolution qui arrache au
marché, à force de luttes, une part grandissante du temps humain entretient
un étroit cousinage avec la conquête de nouveaux espaces de gratuité.
C'est pourquoi les mouvements sociaux et politiques qui se battent pour cette avancée
civilisatrice n'ont pas besoin de se creuser la cervelle à chercher d'autres
motifs. Plaider pour la diminution du temps de travail sous prétexte que le
travailleur a droit au repos réparateur, c'est encore se placer dans la logique
du marché, celle qui axe le projet des individus autour de leur rentabilité
marchande. On entend souvent justifier l'appel à réduire les horaires
travaillés par la nécessaire lutte contre le chômage. Si l'on
peut s'arranger pour qu'une telle relation s'établisse, tant mieux. Si, de
façon conjoncturelle, parce que la menace d'explosion sociale rend momentanément
le chômage dangereux pour le système, un tel argumentaire aide à
faire pencher le rapport de forces dans le bon sens, tant mieux. Mais en filigrane
d'un tel plaidoyer, on s'en remet encore aux puissants arguments du marché,
la contrainte qui pousse le chômeur à désirer ardemment être
enfin dans la situation de vendre son temps de vie, la culpabilisation des salariés
s'ils rechignent à partager cet immense privilège avec les exclus
du travail.
Il faut lutter pour la diminution du temps de travail parce que c'est un objectif
civilisateur, parce que les formidables gains de productivité que permet et
va permettre la révolution technologique en ouvrent la possibilité,
parce que pour la première fois peut-être depuis les débuts de
la division du travail, puis son exploitation systématique, une part significative
du temps de vie et des projets qu'il porte peuvent échapper à la mise
en vente, être rendus à leur originelle gratuité. De ce point
de vue aussi, le temps libre s'attache aux autres gratuités. Comme elles,
il borne l'empire du marché et présente une vraie perspective de le
réduire encore, de le remettre à sa place.
Déjà, la retraite à soixante ans place des hommes et des femmes
souvent en pleine santé devant la pleine responsabilité de leur temps
(il est d'ailleurs bien significatif que le marché tire argument de leur bonne
forme pour mettre en cause cette conquête, comme si hors de lui, ils étaient
inutiles, que leur temps de vie ne valait plus rien, et en effet, il est
devenu sans valeur marchande). On les appelle retraités, un mot plein
de morgue marchande et qui donne à penser qu'en sortant du salariat, on bat
en retraite, on fait retraite, on se retire de l'existence.
En fait, ils sont des pionniers. Ils se trouvent, avec une réelle liberté,
c'est à dire sans qu'on sache comment ils s'en sortiront, devant un réel
enjeu de civilisation. Pour eux. Pour tous.
Liberté, égalité, responsabilité, temps libre. A tâtons,
les uns et les autres cherchent ailleurs que dans la loi de l'argent des raisons
d'imaginer l'avenir individuel et celui de la société. De puissantes
et lumineuses flambées d'humanité ont jalonné les années
du libéralisme triomphant : concerts monstres contre le racisme, générosité
spontanée et souvent impressionnante en faveur des affamés, des sans
logis, des malades, des peuples brisés par la guerre ou les calamités
naturelles, formidable retentissement de messages simples mais radicaux comme les
points de vue de l'abbé Pierre sur le droit au logement, mouvements de fond
contre la destruction de la Nature. Souvent récupérés et parfois
pour les objectifs les plus sordides, ces grands moments de respiration populaire
rappelaient néanmoins la frustration de citoyens qui, dans la contradiction
et le débat, persistaient à croire que la civilisation humaine signifie
la socialisation libre et solidaire de ses membres. Une question aujourd'hui se pose
: existe-t-il une perspective d'avancée politique à cette aspiration
millénaire ?
chapitre I
<< >> chapitre III
|