Centre de
recherches sur la gratuité
Présentation
Quand on nous propose au marché, trois salades pour le prix de deux, on
aime à croire que l’on a gagné une salade supplémentaire gratuitement;
et souvent, nous achetons les salades alors même que nous n’aurons ni le besoin
ni le temps de les consommer avant leur pourrissement. De telles aubaines provoquent
parfois la dépendance pathologique de consommateurs, s’endettant jusqu’à
l’insolvabilité pour ne pas rater une occasion, obtenir 20% gratuit, un cadeau
gratuit, etc. À l’inverse, l’artiste Matthieu Laurette, en rationalisant et
en systématisant, à l’aide d’un petit logiciel, les offres de gratuité
ou de remboursement sans frais proposés sur les différents produits
de supermarchés, a proposé une méthode pour “vivre remboursé”.
À ces formes marchandes de la gratuité, s’ajoutent différentes
formes de gratuités non-marchandes conquises au cours de l’histoire par des
luttes sociales. Aujourd’hui, ces luttes - à l’encontre des tendances mondiales
privatisant les ressources publiques, naturelles et culturelles - agissent pour la
gratuité de certains biens et services. Actions en direction d'EDF-GDF pour
réclamer la fin des coupures (autrement dit, si on ne peut pas payer, l'accès
à l'électricité et au gaz doit être assuré) ; actions
Transports Gratuits Voyageurs (réquisition de trains pour les déplacements
massifs, refus de payer les billets, carte AC !); opérations "caddies"
au cours desquels les précaires envahissent les grandes surfaces pour se réappropier
des biens de consommations fondamentaux auxquels ils ne peuvent avoir accès
; actions contre la taxe d'habitation qui sont des ébauches de demandes de
logements gratuits qui pourraient être financés par la taxe payée
par les riches; etc. De même, en Italie, le Mouvement des invisibles regroupe
des chômeurs et précaires dont les revendications portent sur la conquête
d’un revenu qui se décline sur deux niveaux : (1) une partie monétaire
(revenu d’existence) ; (2) l’accès gratuit ou fortement réduit au logement,
à la santé, à la formation permanente, aux transports et autres
fluides (électricité, gaz, téléphone), à la culture
et au divertissement. Leur revendication concerne également la liberté
de circulation pour tous et donc la fermeture des Centres de détention administrative
des Sans papiers. Dans un même esprit, le Mouvement des sans Terres au Brésil
s’est développé pour mettre fin à une injustice : 1 % des propriétaires
possèdent plus de 40 % des terres, mais n’en exploitent qu’à peine
15%. Le reste - une surface équivalent à plusieurs pays européens
réunis - étant conservés dans un but spéculatif. Parallèlement,
plus de 10 millions de paysans ne possèdent toujours pas de terre, alors que
la réforme agraire qui impose la redistribution des terres non exploitées
est inscrite à la Constitution brésilienne de 1946.
qu’est-ce que la gratuité ?
1 - Un produit quelconque (une chaise, par exemple) dans un magasin ou chez moi,
est, par elle-même, indépendamment de son prix ou de son propriétaire.
Cela est un fait, ni gratuit ni payant. Et le mot "chaise" lui-même,
l'identification visuelle, la connaissance de son usage ne sont eux-même ni
gratuits ni payants. Ainsi, de même que les choses sont onéreuses par
convention, elles sont gratuites par convention. La gratuité n'existe pas
"en soi". Elle prend sens cependant dans l’histoire - et notamment à
travers les discours et les pratiques juridique ou théologique.
Dans le droit romain, la gratuité telle que nous l’entendons aujourd’hui caractérisait
notamment les "choses sans maître" (Res Nullius), les "choses
communes" (Res Communes) ou les choses sacrées (res Sacrae). «Ce
qui appartenait à la communauté ou aux dieux était seul soustrait
à la possession privée (res extra commercium)» (Ihering, L’esprit
du droit romain dans les diverses phases de son développement, Paris, 1887,
t. 2, p. 146). Ces catégories traversent encore les différents Codes
du droit français. À celles-ci se sont ajoutées celles caractérisant
“ce qui est sans coût” dans les opérations commerciales ou dans le vaste
continent de la production immatérielle…
La gratuité est inscrite durablement dans les pratiques de consommation et
de production immatérielle. Les données numériques sont copiables
à l’infini à coût quasi nul. Le producteur ne maîtrise
pas l’usage des données qu’il diffuse et ne peut en empêcher la dissémination
: l’économie des biens immatériels retourne par nature à la
gratuité.
2 - La gratuité - qui n’est qu’un moyen au service des fins de l’humanité
- rompt les prébendes et monopoles, en déplaçant la question
du pouvoir vers celle de l’organisation collective des humains et la réalisation
de leur finalité. Elle rompt la main-mise gestionnaire sur le réel
(transformant la vie biologique en valeur), en déplaçant la finalité
en dehors des besoins de survie.
Sans doute, la mise à disposition gratuite de nourriture et de logement, la
résolution de la contrainte vitale est le premier pas dans la libération
de tout assujettissement. Mais si cette libération s'effectue au prix d'une
dépendance ou d'une subordination à un tiers dominant, le coût
(le lien de subordination) se déplace du monétaire au psychologique.
La libération des assujettissements est donc un préalable à
la gratuité. Seuls des êtres libérés des assujettissements
à un tiers (mais aussi à soi-même) sont susceptibles de faire
usage gratuitement des choses. Pour échapper à ces derniers, une société
de gratuité se délie de la souveraineté et se conçoit
potentiellement. Une société potentielle requiert comme condition d'apparition,
la disparition de l'auteur souverain, prescripteur, propriétaire ou donateur.
Le don en effet, se distingue de la gratuité. Le donateur-auteur adresse son
don de façon souveraine et crée éventuellement une dette, une
dépendance, un assujettissement de celui qui reçoit. Ainsi, une gratuité
avec auteur peut être distinguée d'une gratuité sans auteur,
le marketing ou la volonté commerciale retournant de la première. La
gratuité sans auteur est une mise à disposition anonyme ou quelconque,
sans contrat : elle est sans intention et sans attente.
(a) Dans une gratuité anonyme, les individus sont interchangeables. La circulation
de biens ou de signes n'est pas effectuée par les uns vers les autres. Il
n'y a pas d'émetteurs ni de récepteurs. L'information anonyme, par
exemple, est un agrégat, un fonds commun, un bien que tout le monde peut prendre
parce qu’il est accessible à tous. Son principe n’est pas le partage ni la
communauté d’information, l’échange d’information entre des personnes
qui se connaissent mais la mise en disponibilité sans attente de retour et
dans l'indifférence à l'égard du récepteur. L’information
anonyme est produite, diffusée, collectée ou ramassée par n’importe
qui. Si des rencontres entre des émetteurs et des récepteurs se produisent,
elles sont brèves et sans lendemain, sans identité ni reconnaissance,
sans enjeu ni projet. Les informations entrent en conjonctions temporaires induisant
des regroupements aléatoires et provisoires, d’émetteurs et de récepteurs
dans des contextes mouvants rendant impossible toute souveraineté et tout
pouvoir constitué.
(b) Dans une gratuité quelconque, les individus ne sont pas interchangeables
: ils sont n’importe qui ou n'importe quoi, mais ils sont eux-mêmes, pleinement
singuliers. Il y a des émetteurs concrets et des récepteurs concrets,
charnels. Les regroupements s'effectuent sur des modes intensifs et affinitaires
et non statistiques ou aléatoires. L’auteur quelconque rompt avec l’absence
de qualité de l'anonymat : il se manifeste comme puissance.
Ne souscrivant pas au sens commun répétant les antiennes du discours
gestionnaire selon lequel “rien n’est gratuit”, ou encore “ce qui est gratuit, ça
ne vaut rien”, le Centre de recherche sur la gratuité a pour finalité
de recueillir et de diffuser sinon d’analyser, les textes, les témoignages,
les documents mais aussi les images, les vidéos, les séquences sonores
ayant pour objet direct ou indirect la gratuité. Des textes en ligne et des
liens sont proposés sur le site de l’Université Tangente.
«Dans le cadre marchand, “gratis” signifie le fait d’obtenir quelque chose
pour rien, sans payer, sans coût. Gratuit signifie ici sans valeur d’échange.
Gratuit s’applique aussi à quelque chose que l’on fait “pour rien”, qui n’a
pas d’utilité évidente, que l’on fait “gratuitement”, comme l’emballage
des cadeaux, par exemple. Gratuit signifie alors sans valeur d’usage. Gratuit signifie
aussi sans rationalité comme dans “affirmer quelque chose gratuitement”, sans
fondement, sans preuve. Pour le donateur, gratuit signifie aussi libre, sans obligation,
et sans exigence de retour; c’est le sens le plus contesté et qui est interprété
comme un “mensonge social”.Enfin gratuit conserve une touche de grâce, de gracieux,
qui fait surgir de nulle part quelque chose d’inattendu, de généreux,
qui est relié à la naissance, à l’engendrement». (Jacques
T. Godbout en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, Ed. La Découverte,
1992, p.248)
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