Centre de
recherches sur les
savoirs / pouvoirs autonomes
Art et économies
Il existe de nombreux contextes dans lesquels on nous demande, à
nous autres, artistes, de travailler ou de nous activer gratuitement, de produire
du lien, du service ou du bien sans contrepartie financière. Parfois aussi,
c’est sur notre propre initiative que nous poursuivons ces activités, en nous
demandant cependant, si ces “investissements” deviendront rentables à plus
ou moins long terme.... Car dans les faits, il apparait qu’une minorité d’artistes
parvient à produire ce qui devrait assurer leur survie économique.
Dans les entretiens que nous avons pu avoir avec des artistes, il s’est avéré
que nombre d’entre eux ne considéraient pas les directeurs de Centre d’art
ou d’administrations de l’art contemporain comme des employeurs et préféraient
entretenir des relations amicales que de faire valoir leur (difficiles) conditions
économiques. De ce fait, ils devaient recourir à différents
expédients leur permettant d’assurer leur survie : le RMI (en 1998, 34 500
professions de créations en bénéficiaient), l’aide parentale,
le double emploi, le travail au noir, le vol à l’étalage.
Devant la diversité de ces solutions, nous avons cherché à recenser
les différentes formes économiques mises en oeuvre par les artistes
et ainsi à dessiner d’autres lignes de fuite que celles du marché de
l’art et des aides publiques.Nous avons adopté une perspective différente
de celle de Raymonde Moulin selon laquelle :
" la constitution des valeurs artistiques contemporaines s’effectue à
l’articulation du champ culturel et du marché" (Raymonde Moulin 1998).
En effet, il ne nous semble pas représentatif de fonder l’observation économique
de l’art sur la seule alliance de la certification de valeur esthétique et
de la certification de valeur marchande, puisque les artistes peuvent être
impliqués dans d’autres formes économiques :
1 - l’économie publique de prélèvement/redistribution, l’économie
du don de la société civile;
2 - l’économie solidaireou sociale des coopératives, syndicats, associations
sans but lucratif créant des liens, menant des actions plutôt que de
produire des biens ou des services;
3 - l’économie de l’appropriation illégale et du commerce souterrain,
du piratage, du vol à l’étalage et du crime contre les biens d’individus,
de groupes ou de communautés d’artistes autonomes;
4 - l’économie des artistes refusant à la fois le concept moderne de
travail et le concept moderne de propriété et leur fondement théologique
commun (Renoud-Zagame, 1987 et Dominique Méda, 1995), limitant leurs besoins,
cueillant et chassant donc, ne produisant ni biens ni services mais récupérant
ou utilisant des choses sans valeur d’échange : air, temps de vie, déchets,
capacité de perception et d’affection.
Chacun de ces systèmes peut être externe (dans un rapport instrumental
à l’art), ou au contraire être intégré par les artistes
comme paramètre d’élaboration et de conception de leurs actions et
de leurs productions artistiques :
1 - Dans le cas d’une économie de marché, les artistes visent à
terme une rentabilité de leurs investissements c’est-à-dire une transformation
progressive de la dépense en revenu et de l’activité en travail : en
adoptant le système de référence de l’économie de marché,
apparait du même coup la qualification de l’art en tant que biens ou que services
marchands offerts (au même titre que tout autre bien ou service) à une
demande et donc soumis aux mêmes risques. La validation et la légitimation
passent ici effectivement par l’articulation entre champ culturel et marché,
sous la haute autorité de l’expert, comme le décrivent Raymonde Moulin
et Alain Quemin (1993).
2 - Dans le cas de l’économie de prélèvement/redistribution,
l’Etat et les collectivités locales offrent différentes protections,
aides et incitations sociales et fiscales à la recherche et à la production
artistique (bourses, aides à la première exposition, attributions d’atelier,
achats d’oeuvres (FRAC, FNAC), commande publique, etc.). À travers ces offres,
ils s’érigent en offices de validation et de légitimation de l’art
contemporain. En ce sens, seront formés des critères esthétiques
notamment à travers certains débats, comme ceux en France concernant
l’art public, ou à travers le recrutement d’artistes comme fonctionnaires
(professorat, etc.).
3 - Dans le cas de l’économie solidaire ou sociale, les artistes créent
du lien et mènent des actions, inventent des organisations plutôt que
de produire du service ou du bien marchand ou non-marchand. Ils forment donc des
associations, coopératives et réseaux de solidarité, résolvant
partiellement le problème de leur survie économique et sociale, par
l’alliance de la réciprocité et de la commercialisation sans objectifs
de profit, par la lutte et l’action sociale visant à aménager le statut
de l’artiste, par la constitution de zones locales de validation et de légitimation
de la valeur artistique : une telle économie est d’abord une politique, se
définissant statutairement, c’est-à-dire collectivement, plutôt
que contractuellement.
4 - Dans le cas de l’économie de l’appropriation illégale de bâtiments
(squatts), du commerce illégal (fraude fiscale, travail au noir), du piratage,
du vol à l’étalage, les artistes demeurent autonomes bien que précarisées
pénalement, cette précarité offrant toutefois en contrepartie
une survie économique et sociale et une validation et une légitimation
des pratiques, en marge ou en opposition aux régimes d’échange et de
droit pénal, civil ou marchand.
5 - Dans le cas d’une économie générale de l’expérience,
les artistes articulent leur production à une activité de chasse ou
de cueillette, de récupération de déchets, à une activité
de production de soi, et les constituent comme signes et comme matériels susceptibles
à la fois d’assurer leur survie et une mise à distance du monde et
de la société. Il s’agit là d’une économie assez puissante
et autonome pour conditionner et soumettre tous les comportements d’un artiste (en
ce sens l’économie de l’expérience est indépendante et non parasite
de l’économie de prélèvement/redistribution ou de l’économie
marchande).
Économie de marché
Pour nous, qui n’avons quasiment pas vendu d’śuvres ou de services et qui réalisons
des śuvres qui sans doute ne se prête pas à une marchandisation simple,
le marché de l’art nous apparaît lointain. Nous faisons en effet des
installations, financées en partie par des aides et subventions d’Etat, et
nous ne savons pas encore, si de telles activités parviendrons un jour à
se vendre ou à se déclarer comme prestations de services ou productions
de biens. Effectuons-nous, en ce sens, des investissements, sommes-nous des entrepreneurs,
prévoyant qu’à terme, notre activité sera rémunérée
par un client et fera l’objet de commandes?
Nous connaissons de nombreux artistes dans une situation similaire à la nôtre;
et nous en connaissons d’autres aussi qui, progressivement - et cela tient en partie
à la forme et à la nature même de leurs śuvres - entrent dans
le marché de l’art, et vendent, et trouvent des collectionneurs.
Il est bien connu qu’il est plus facile de survivre en art si l’on fait toujours
la même chose, si la production est identifiable, répétitive
et qu’elle ne se risque qu’à de petites différences. Un ou une artiste
cherchant à vendre et à vivre à tout prix de son travail adopte
certaines stratégies et se plie aux mêmes soucis que toute entreprise
commerciale : rentabilité, fidélisation d’une clientèle, développement
de ses produits, image de marque ou signature, etc. Et ces stratégies se font
souvent à l’encontre de l’indépendance dans la formulation des śuvres
ou dans la conception des services. A l’inverse, il est plus difficile de rentabiliser
ses investissements si la production se déplace et déplace sans cesse
son champ d’expression et d’action. C’est ainsi qu’indépendamment de la qualité
des oeuvres, un(e) artiste choisissant la variété, choisit du même
coup la précarité économique et sociale. Il choisit cette même
précarité s’il ne sait pas se constituer un capital social, l’entretenir
et le faire valoir.
Raymonde Moulin oppose deux marchés de l’art : " La première catégorie
d’śuvres est construite sur une tradition routinisée et répétitive;
elle alimente un marché relativement homogène. La seconde catégorie
d’śuvres, très diversifiée et très instable, alimente un marché
dynamique et fragmenté, subdivisé en de multiples sous-segments. Le
premier marché est large et instable, tandis que le second est étroit
et évolutif " (1998, p.88). Le premier marché se rapprochera de
la commande abstraite telle qu’elle est pratiquée dans l’industrie, tandis
que le second marché se rapprochera de la commande concrète telle qu’elle
est pratiquée par l’artisan.
Avec la commande abstraite, l’artiste produit pour des inconnus; de ce fait s’établit
une incertitude concernant l’adéquation entre l’offre et la demande, ce que
le producteur fait, et ce que le client ou l’usager veut. Il y a dans ce cas, et
de manière permanente pour l’artiste, un risque de surproduction, c’est-à-dire
d’insuffisance de la demande. Au regard de cette situation, l’artiste adopte plusieurs
attitudes. Il peut d’abord revenir à la logique de l’artisan, à la
demande concrète et produire à la commande dans un rapport contextualisé
et personnalisé, ou au contraire, se constituer lui-même ou un marchand
en son nom, en entrepreneur assumant les risques sur un stock d’oeuvres en péril
de surproduction. Pour se prémunir contre le risque de surproduction et d’insuffisance
de la demande, une demande peut être créée artificiellement par
l’utilisation des médias et d’autorités légitimes de "
ceux qui, à un moment donné et grâce à leur statut social,
avaient le pouvoir de leur appliquer une telle étiquette [d’objet culturellement
signifiant] " (Hans Haacke, p. 985). Avec cette logique de l’entrepreneur, le
producteur " ignore la destination finale et le but ultime de ses activités
(…). Son but ne peut plus être de chercher à adapter son produit aux
désirs de son destinataire, mais plutôt d’en écouler au meilleur
prix, une quantité aussi grande que possible " ( R. Boudon, p. 411).
Économie publique
Quand l’artiste est reconnu en tant que producteur de biens non marchands jugés
utiles pour le bien public, l’Etat peut aller jusqu’à le salarier. Quand l’artiste
est reconnu en tant que producteur potentiel de biens ou de services marchands, l’Etat
aide dans un premier temps les artistes par des bourses, des exonérations
fiscales ou par tout autre moyen, dans la visée que progressivement l’artiste
se transforme en entrepreneur individuel pouvant subvenir à ses propres besoins.
L’État et les collectivités locales ont eu et ont encore une large
responsabilité dans le formatage du monde de l’art contemporain en France.
Ils ont produit un ton, des styles, des formes, des discours même (sur l’art
public, ou la politique de l’art par exemple). De plus, de nombreux artistes ne pouvant
survivre comme entrepreneurs individuels ou ne considérant pas le travail
artistique comme retournant d’une telle approche, ont obtenu des postes de fonctionnaires
et notamment de professeurs dans les écoles. Un artiste vivant du professorat
ne “conditionne” pas les formes et la signification de ses oeuvres de la même
façon qu’un artiste vivant du marché de l’art. Le marché en
effet impose certaines normes aux śuvres pour les constituer comme biens susceptibles
de pouvoir circuler.
Mais dans l’économie publique, comme dans l’économie de marché,
l’artiste doit savoir et pouvoir adopter certaines stratégies : fidélisation
d’une clientèle, d’un public d’administrateurs, connaissance des réseaux,
des filières, des aides et des bourses, etc.
En se constituant et en s’organisant administrativement (multiplication d’institutions
coûteuses et dont l’efficacité et la légitimité restent
parfois à démontrer), le monde de l’art se soumet du même coup
à des impératifs de maintenance et d’extension de l’organisation administrative
notamment à travers l’établissement de critères contraignants,
entraînant du même coup la perte de cette dimension d’espace public interne
à un monde artistique non formalisé (cf Habermas, 1987, p.431). On
pourrait se demander - en prenant toutes les précautions nécessaires
pour conjurer les ambiguités d’une défense inconditionnelle du tiers
secteur (Méda, 1999, etc.) - s’il ne serait pas plus productif pour le dynamisme
du monde de l’art contemporain, que l’Etat, délègue à la société
civile (associations, coopératives…) la gestion de l’économie de l’art.
Il ne s’agit pas là de contester la place de l’Etat qui peut seul apporter
cet ensemble de droits et de devoirs, d’institutions susceptibles de contrer - en
principe - une conception strictement utilitariste et marchande de l’art, la puissance
publique comme l’illustre bien le livre de Claude Mollard (1986), pouvant se montrer
à la hauteur d’une véritable politique des arts plastiques (voir par
exemple, la propostion de Jacques Rigaud d’instaurer une agence nationale de l’innovation
culturelle ayant une compétence interministérielle ou une organisation
interprofessionnelle des professions de création).
Il se trouve cependant que l’inventivité des administrations des arts plastiques
(création d’un ircam des arts, plan quinquennal pour l’enseignement des arts
plastiques…) se passe souvent en dehors de toute concertation avec les premiers concernés,
à savoir les artistes. Ceux-ci ne sont pas représentés, comme
le déclarait déjà l’Art Workers’ Coalition aux États-Unis
(1970), dans les conseils d’administration des musées, ou encore dans les
commissions des Ministères de la Culture et de l’Éducation. On est
donc loin aujourd’hui de ce que préconisait l’AWC dont les propositions peuvent
pourtant toujours servir de point de visée à une économie publique
de l’art ou du moins de base de discussion pour un véritable rénovation
du statut de l’artiste. Citons pour exemple, la proposition de constitution d’un
fonds de dépôt par le biais d’un impôt prélevé sur
les ventes des oeuvres des artistes morts, ce fonds permettant de verser des allocations
d’aides aux artistes vivants. Et pourtant, quel homme politique refuserait de reconnaître
que l’art contemporain est un investissement (Michel Melot, 1986), qu’il contribue
à la bonification de l’image de marque d’une région, d’une collectivité,
d’un Etat, et en valorisant cette image valorise du même coup l’activité
économique de cette collectivité, de cet Etat ?
Économie solidaire
Suivant l’enquête du CSA de 1988 (cité dans Raymonde Moulin, 1992),
quatre artistes sur cinq ne vivent pas de leur art : au regard d’une telle enquête,
la pratique artistique est, à 4/5 ème, une activité gratuite
ou bénévole c’est-à-dire non rémunérée
plutôt qu’un travail. Les artistes combien même ils n’arrêtent
pas de “travailler”, pour autant qu’ils ne sont pas payés pour leurs prestations,
sont dans une situation se rapprochant de celles du sans emploi, avec cependant le
bénéfice social qu’ils occupent la place des “bons” chômeurs,
c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas occupés à ne rien faire
même s’ils ne touchent pas d’assedics ou d’aides sociales. Ils ne produisent
pas, ou suivant des objectifs autres que ceux de faire du profit, des biens ou des
services marchands ou non marchands, et ils ne sont pas ou peu aidés par l’Etat.
Il arrive que de tels artistes, s’impliquent dans la vie civile, en formant des sociétés,
coopératives, associations, ou encore des clubs de fréquentation, lieux
de rencontre ou de débat, zones de socialité autonomes, alternatives,
dans lesquelles se rencontrent et s’échangent les rôles de commissaire,
de galeriste, de critique, d’amateur, dans lesquels aussi le lien prévaut
sur le bien. Ces zones de socialités autonomes vivent par autofinancement
(cotisations), aides de l’Etat, par apports personnels des membres, ou par dons;
des amateurs participants peuvent aussi se transformer en collectionneurs. Elles
instituent donc des systèmes sociaux d’échange, des procédures
de dons et de contre-dons susceptibles de leur donner une vie sociale et parfois
économiquement viable. Elles forment aussi leurs propres normes, leurs propres
critères de validation et de légitimation des śuvres (à moins
qu’elles ne cherchent à tout prix à imiter les procédures utilisées
dans le marché ou dans l’économie publique…). Parfois elles ne reposent
sur aucune base contractuelle et refusent la fiction libérale du contrat social
entre des individus solitaires et indépendants (si proche cependant d’une
acception traditionnelle de l’artiste) pour, au contraire, formuler des principes
de coopération et de mutualisation ayant pour objectif de faire śuvre ensemble
c’est-à-dire de s’en remettre à une compréhension de la création
comme fait social ou collectif.
On peut dégager de ces organisations d’artistes plus ou moins indépendantes
de l’économie de marché et de l’économie publique, les deux
grandes figures de l’organisation d’artistes bénévoles ou volontaires
et de l’entreprise d’artistes sans objectif de profit.
Lorsque l’art retourne de la gratuité et du don, et qu’il est revendiqué
comme tel par les artistes, il peut être partiellement défini par les
termes de bénévolat ou de volontariat. Volontariats et bénévolats
sont des apports de travail non rémunérés qui permettent aux
associations, regroupements, etc. de fonctionner et de créer des emplois.
" Selon la définition du dictionnaire, un(e) volontaire est “une personne
bénévole qui offre ses services par simple dévouement”. Un(e)
bénévole est une personne “qui fait quelque chose sans obligation et
gratuitement”. Le terme de volontaire insiste sur l’acte de volonté, “qui
n’est pas l’effet d’une contrainte, qui n’est pas forçé”. Celui de
bénévole met davantage l’accent sur le désintéressement,
la gratuité de l’action. C’est pourquoi l’on parle d’engagement volontaire
mais de travail bénévole. les deux notions évoquent le don de
soi, qui peut aussi s’accompagner d’un don d’argent " (Bénédicte
Holba et Michel Le Net, pp. 7-8). Est-il légitime cependant de parler ici
de bénévolat ou de volontariat, pour autant que l’activité poursuivie
s’adresse en fait et surtout à la sphère de relations dans laquelle
circule généralement le don : réseau d’affinité et réseau
de parenté (on pense dans ce dernier cas, aux artistes vivant grâce
aux subsides de leur famille). Nous ne connaissons pas d’associations d’artistes
(peut-être en existent-ils ?), s’extrayant et cherchant à s’extraire
du seul réseau de proximité propre au don et parvenant à instituer
et institutionnaliser cette pratique du don anonyme caractérisant le bénévolat
et le volontariat.
La seconde figure - celle de l’entreprise d’artistes sans objectifs de profit - adopte
une position sensiblement différente des associations organisant bénévolement
des expositions, des clubs de fréquentation ou lieux de discussion. L’économie
sociale de l’entreprise d’artistes sans objectifs de profit a pour finalité
de servir les membres ou la collectivité qui la compose. Les agents de l’économie
sociale ont les caractéristiques suivantes : ils n’ont aucun rapport avec
l’économie publique. Ils peuvent réaliser des bénéfices.
Ils ont besoin de capital pour développer leur activité de production,
de commercialisation, de distribution, etc. La prise de décision ne doit pas
être directement liée au capital mais à la personnalité
des membres propriétaires de l’entreprise : il s’agit dans l’économie
sociale de traduire dans la réalité le principe “un homme, une voix”;
l’association d’économie sociale est donc un regroupement de personnes et
non de capitaux, suivant un mode de coopération vécu comme épanouissant
par chacun.
Économie souterraine et illégale
Les artistes sont parfois des créateurs de normes et, en ce sens, se situent
en dehors de la légalité. Ils peuvent aussi avoir, du fait de leurs
recherches, des comportements considérés comme déviants, pour
autant qu’ils n’ont pas le pouvoir de les légitimer universellement. "
Il est plus difficile en pratique qu’il ne le semble en théorie de déterminer
ce qui est fonctionnel et ce qui est dysfonctionnel pour une société
ou un groupe social. La définition de la fonction, c’est-à-dire de
l’intention ou du but d’un groupe et, par voie de conséquence, la définition
des aspects qui favorisent ou qui entravent la réalisation de cette fonction,
constituent très souvent une question de nature politique (...). Ce qui est
fonction pour un groupe ou une organisation n’est pas inscrit dans leur nature, mais
se décide dans un conflit de type politique "(Becker, p. 31). C’est en
ce sens que, pour autant qu’ils s’en revendiquent, les artistes effectuant des actes
considérés comme illégaux, peuvent du même coup les constituer
en armes de luttes politiques et de survie économique.
Les comportements déviants et les normes créées par les artistes
peuvent prendre la forme de l’appropriation illégale de terrains ou de bâtiments,
du commerce illégal, du vol à l’étalage et du piratage. Les
pratiques des sans logis du Pérou peuvent servir d’exemples de cette création
de normes : en effet, les populations du Pérou procédant à des
occupations illégales, parviennent à établir des “contrat d’invasion”
créant les bases normatives à la fois à la délimitation
et au partage des lotissements ainsi qu’à la détermination de la direction
de la zone occupée, à la répartition des responsabilités
et aux procédures d’exécution du contrat d’invasion (ordre public,
négociation avec les autorités ou les propriétaires, budget
de fonctionnement, rendu de justice interne, etc.). Ainsi s’effectue ce que Hernando
de Soto appelle un “droit de propriété présomptif”, droit de
propriété à caractère temporaire qui se fonde au début
sur la seule présence des envahisseurs sur le terrain ou le bâtiment,
puis perdure à travers des procédures d’enregistrement et de légitimation
administratives. Ce cas est exemplaire pour tous les actes artistiques qui, adoptant
les mêmes stratégies, rompent du même coup un certain contrat
social pour en établir un autre légitimant leurs actes.
L’économie artistique du vol à l’étalage (artistes investissant
les supermarchés, et en sortant le caddie plein, sans payer, dégradation
des biens publics des décollagistes, piratage de certains hackers s’en revendiquant
comme d’actes artistiques…) s’effectue dans les frontières sociales établies
et en rupture des codes et des lois civiles ou pénales. Elle peut s’effectuer
de manière spontanée, immédiate et sans actes d’institution
ou de médiatisation ou au contraire chercher à perdurer dans le temps
par le biais d’organisations temporaires susceptibles d’échapper aux réseaux
de surveillance et de sécurisation privées ou publiques (Achim Bey,
1997). Elle peut aussi s’efforcer de sortir de l’illégalité en se constituant,
en créant des règles susceptibles à terme de faire loi, de pousser
les pouvoirs publics à légitimer sinon à légiférer
en faveur de certaines de ces pratiques (par exemple dans le cas de l’appropriation
illégale).
Dans un cas comme dans l’autre, il faudrait ici évoquer l’univers littéraire
ou politique - Stevenson, Defoe, … et la piraterie, Baudelaire et la secte des assassins,
Ratgeb et la grève sauvage, Ravachol et l’attentat anarchiste, etc… - permettant
d’étayer historiquement c’est-à-dire aussi de légitimer l’économie
souterraine et illégale des artistes contemporains.
Économie de l’éxpérience
Selon Léon Walras, " les choses utiles mais qui existent en quantité
illimitée sont inappropriables. D'abord elles ne sont pas coercibles ou saisissables;
on voudrait les retirer du domaine commun qu'en raison de leur quantité même
on ne le pourrait pas. Et quand à mettre une petite fraction de côté,
sauf à laisser la plus grande partie à la disposition de chacun, à
quoi bon? Pour en tirer parti ? Mais qui en demandera puisque tous le monde pourra
toujours en avoir? Pour en user soi-même? Mais à quoi sert d'en faire
provision si l'on est sûr d'en trouver toujours à discrétion?
Pourquoi faire provision d'air atmosphérique (j'entends dans les circonstances
ordinaires) puisque vous n'aurez l'occasion d'en donner à personne et que
vous-même, lorsque vous éprouverez le besoin de respirer n'aurez qu'à
ouvrir la bouche pour le faire? Au contraire les choses utiles mais qui n'existent
qu'en quantités limitées sont appropriables et appropriées."(L.Walras,
p. 21).
L’économie de l’expérience refuse cette distinction opérée
par Léon Walras entre choses utiles et inutiles, choses rares et appropriables
ou illimitées et inappropriables pour autant qu’elle s’appuie sur une attitude
éthique - celle par laquelle la propriété des biens et l’échange
sont subordonnés à l’expérience et à l’existence, au
fait d’éprouver des affections, d’avoir des sensations. " L’espace visuel,
par essence, est sans propriétaire " (Wittgenstein (2), p. 90).
L’économie de l’expérience ouvre ainsi une voie en dehors de la corrélation
effectuée au XIXème siècle entre production et expression, réduisant
l’activité artistique à une activité de production de biens
ou de services, c’est-à-dire à une philosophie selon laquelle l’inscription
de l’objet ou la relation à l’autre sont les seules potentialités non
seulement de l’art mais aussi de l’humain. Une telle économie nous semble
pertinente et échapper à la critique de Bourdieu à l’égard
du concept de désintéressement, pour autant qu’elle est effectuée
suivant une sorte de “sainteté artistique” sans religion prônant charismatiquement
un réel désintéressement et une pratique de la gratuité
totale, à la fois dans la production d’śuvres (de la vie conçue comme
oeuvre d’art) et dans les procédures de survie requise pour effectuer ce projet,
ou encore, pour autant qu’elle est effectuée pour elle-même, en dehors
de toute production de bien ou de service (sans être destiné à
une société). Il en est ainsi de toute recherche fondamentale en philosophie
ou en science tant qu’elle n’est pas asservie à des moyens pour s’effectuer.
Il en va également ainsi, de la recherche artistique pour autant qu’elle produit
du sens de façon autonome et indépendante de toute autre fin (notamment
de la recherche de survie économique). Une telle recherche est à elle-même
sa propre fin et assume sa précarité économique et sociale.
Une telle éthique est potentiellement manifestée chez ces artistes
se repliant chez eux ou dans les campagnes pour mener leurs recherches, solitude
parfois considérée comme nécessaire à la production artistique
et pouvant aller de pair avec un Grand Refus (du marché ou de l’Etat).
L’économie de l’expérience est paradoxale puisqu’elle ne s’appuie ni
sur un régime de propriété (elle est sans propriétaire),
ni sur un régime de “sujets”. Le concept de propriété est ce
qui, avec le concept de travail, permet l’échange marchand et l’économie
publique. L’expérience, elle, est sans propriétaire : elle est au langage
ce que la gratuité naturelle est à l’échange marchand. Elle
est aussi sans sujets : " Le mot “je” ne renvoie pas à un possesseur
dans les phrases concernant le fait d’avoir une expérience, tandis qu’il y
renvoie lorsqu’il est employé dans “J’ai un cigare”" (Wittgenstein, p.35).
Elle peut néanmoins subordonner toute l’activité d’une personne ou
d’un groupe, se refusant, au nom d’une expérience à éprouver,
de se soumettre à la discipline du système marchand ou non-marchand
et ainsi, s’auto-fondant, s’auto-validant et s’auto-légitimant, au mépris
de toute règle universelle et de tous les systèmes économiques,
identifiés comme des non-sens auxquels il convient d’opposer le Grand Refus
ou du moins à l’égard desquels il importe de conserver la plus grande
autonomie. C’est de cette façon - en ne s’appuyant ni sur le marché,
ni sur l’État, ni sur le concept de travail, ni sur le concept de propriété,
c’est-à-dire aussi en cherchant à sortir du fond théologique
sur lequel ils s’appuient, en ne s’appuyant pas davantage sur le concept de sujet,
que l’économie de l’éxpérience tout à la fois renoue
avec cette économie de l’âge de pierre dont parle Marshall Salhins.
BUREAU D’ÉTUDES
MARS 1999 (texte révisé en mars 2001)
Textes cités et références annexes
SUR L’ÉCONOMIE PUBLIQUE DE L’ART ET SUR LE MARCHÉ DE
L’ART
Art Workers’ Coalition, Revendications, cité dans Art en théorie 1900/1990,
une anthologie par Charles Harrisson et Paul Wood, (1992), Hazan, Paris, 1997
Claude Mollard, La passion de l’art, Paris, La Différence, 1986
Michel Melot, La décentralisation culturelle au service de la culture nationale,
in Sociologie de l’art, La Documentation Française, Paris, 1986
Raymonde Moulin L’artiste, l’institution et le marché, Flammarion, Paris,
1992
Raymonde Moulin et Alain Quémin, La certification de la valeur de l’art, experts
et expertises, Annales ESC, nov./déc. 1993, n°6, pp. 1421 - 1445
Raymonde Moulin, Le marché de l’art contemporain, Le Débat, n°98,
janvier-février 1998
Michèle Vessillier, La condition d’artiste, regards sur l’art, l’argent et
la société, Maxima, Paris, 1997
" L’affaire Guido’Lu ", dossier de presse consultable au syndicat potentiel,
14 rue des Taillandiers 75011 Paris. Ce dossier concerne la condamnation de deux
artistes par l’ONEM (équivalent belge de l’ANPE) pour avoir poursuivi leur
activité artistique en touchant des assedics.
SUR LES RAPPORTS DE LA CULTURE AVEC LE CAPITALISME
Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique, in Essais II, Denoël, 1971
A. Huet et alii, Capitalisme et industries culturelles, P. U. de Grenoble, 1978
Hans Haacke cité dans Art en théorie 1900/1990, une anthologie par
Charles Harrisson et Paul Wood, (1992), Hazan, Paris, 1997
J. F. Bayart, L’invention paradoxale de la modernité économique, in
La réinvention du capitalisme, Ed. Karthala, 1994
Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, La découverte, 1989
SUR L’ÉCONOMIE DU DON
Jacques T. Godbout et Alain Caillé, L’esprit du don, Editions La Découverte,
Paris, 1992
Revue du MAUSS, La Découverte 1985-2001
Bénédicte Holba et Michel Le Net, Bénévolat et Volontariat
dans la vie économique, sociale et politique, La Documentation Française,
Paris, 1997
Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1966
SUR UNE APPROCHE PLURIELLE DE L’ÉCONOMIE
Marcel Mauss, Ecrits politiques, Ed. Fayard, Paris, 1997
Karl Polanyi, La grande Transformation, Gallimard (1944)
SUR L’ÉCONOMIE SOCIALE ET NOTAMMENT LE RAPPORT DE LA SOCIÉTÉ
CIVILE À L’ÉCONOMIE
Jacques Defourny et José L. Monzon Compas, Économie sociale, entre
économie capitaliste et économie publique, De Boeck, Bruxelles, 1992
(voir également Jean-Louis Laville, L’économie solidaire)
Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse, Aubier, Paris, 1999
Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Gallimard,
Paris, 1987
SUR L’ÉCONOMIE SOUTERRAINE ET ILLÉGALE
Howard S. Becker, Outsiders, Métailié, Paris, 1995
Pierre Pestiau, L’économie souterraine, Hachette, Paris, 1989
Hernando De Soto, L’autre sentier. La révolution informelle dans le tiers-monde
(1993), La découverte, Paris, 1994
Achim Bey, T.A.Z., L’éclat, Paris, 1997
Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998
Charles Reeve, Loin de Wall Street : voix dissonantes d’Amérique, les Temps
Modernes, Janvier-février 1992, n°597
SUR L’ÉCONOMIE DE L’ÉXPÉRIENCE
Georges Bataille, La part maudite, Minuit, Paris, 1967
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris,
1995
Marshall Salhins, ge de pierre, âge d’abondance, Gallimard, Paris, 1976
Wittgenstein, Cours de Cambridge, 1932-1935, T.E.R., Toulouse, 1992
Wittgenstein, Remarques philosophiques, Gallimard, TEL, Paris, 1975
TEXTES CITÉS NE FIGURANT PAS DANS LA BIBLIOGRAPHIE
Raymond Boudon, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses,
Fayard, Paris, 1990
M. F. Renoux-Zagamé, L’origine théologique du concept moderne de propriété,
Droz, Genève, 1987
Léon Walras, Elements d'économie politique pure ou théorie de
la richesse sociale, Librairie générale de droit et de jurisprudence,
1952
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