Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
A QUOI SERVONS NOUS ?
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Article paru dans LíHumanité le 7 mai 2002.
A quoi servent donc les communistes ? Posons le principe quíils servent
díabord à faire du communisme, à mettre en úuvre ce vieux
rêve díémancipation qui plonge dans la nuit des temps, hante
les plus vieux récits, les plus anciens écrits. Cette immémoriale
utopie, quelques penseurs du XIXe siècle liés aux classes exploitées
invitent à la mettre à líordre du jour, décelant dans
les rapports de force politiques et sociaux, dans les développements de la
science et de la technique, dans les mouvements de líhistoire la possibilité
de passer du vúu à líacte. Trois mots díordre dessinent
pour eux le communisme. " De chacun selon ses moyens, à chacun selon
ses besoins " : par la gratuité, líaccès aux biens produits
par líhomme peut sortir de la contrainte marchande et des brutales inégalités
quíelle engendre. " Abolition du salariat " : líactivité
productrice, seule source des richesses, níest pas vouée à síexercer
sous la contrainte. " Dépérissement de líEtat " :
la vie sociale peut se dégager de la coercition que líEtat lui impose
du dessus pour assurer un ordre injuste. A ces trois traits fondamentaux du communisme
síen ajoute un quatrième, subordonné aux autres par la tradition
marxiste, mais que je propose de placer au premier rang : effacement des oppressions
identitaires, comme le racisme ou le pouvoir patriarcal.
La promesse communiste mobilisa des forces immenses et provoqua des commotions historiques
inouïes. Mais comme médusés par líaudace de ce programme,
les communistes du XXe siècle en repoussèrent le miel à des
lendemains brumeux, proposant une transition dictatoriale qui se révéla
cauchemardesque. La remise à plat était inévitable. Elle nous
invite à regarder sous nos pieds, plutôt quíau delà de
líhorizon. Gratuité ? Oui, en dépit de leurs imperfections,
il existe déjà des biens produits par le travail des hommes et qui
ont un coût sur le marché, mais dont líaccès est libre
pour tous : líécole, les soins sous réserve des remboursements
de la sécurité sociale, líéclairage public Ö Libre
activité ? La diminution du temps de travail, obtenue par la mobilisation
sociale et politique des salariés, ouvre désormais líexistence
sur des formes díaction autonomes et en même temps productrices de biens.
Dépérissement de líEtat ? Le PACS ou la liberté de religion
enlèvent au pouvoir coercitif de líEtat la responsabilité díassurer
líalignement des consciences ou la bonne tenue des couples. Égalité
des identités humaines ? Comme revendication mais aussi en vrai, elle explosait
dans les manifestations anti-Le Pen des présidentielles.
Oui, il existe bien dans le réel même de notre vie sociale une frontière
entre des espaces libérés des grandes oppressions historiques, notamment
celle que provoque le capitalisme, et díautres qui sont encore sous contrôle.
Cette ligne frontière est aussi une ligne de front mouvante où les
forces engagées dans líémancipation se heurtent à celles
qui profitent de la contrainte. Les communistes ne servent pas seulement à
porter líidée communiste. Ils servent à construire les rapports
de force permettant de faire reculer la frontière : ouvrir de nouveaux espaces
de gratuité, díautonomie, de libre activité, de rencontre vraie.
Depuis un siècle et demi, le mouvement communiste identifie les luttes de
classes comme líélément axial de ces rapports de force. Les
classes exploitées ont en effet un intérêt spécifique
à faire reculer la frontière dans le sens díune plus grande
autonomie. Elles en ont aussi la puissance. Les communistes síy sont longtemps,
efficacement identifiés.
Par un effet de cette histoire, leur politique níest pas seulement de produire
du communisme. Elle propose et produit aussi du " social " : augmentation
des salaires, amélioration des conditions de travail, allocations diverses,
etc. Elle le fait souvent avec une radicalité liée à sa proximité
avec les classes populaires. Cette " audace sociale ", où est aujourdíhui
ramenée presque toute la politique communiste, est politiquement représentée
sous la notion de " gauche ", cíest pourquoi, étant plus
sociaux que par exemple les socialistes, les communistes se présentent comme
plus à gauche, comme porteurs de la vraie politique de gauche. Le concept
prête à discussion, mais cíest vrai, les communistes servent
à pousser vers davantage de mesures sociales.
Dans ce travail utile sur les rapports de force, la part du mouvement communiste
que représente le PCF se caractérise par une volonté affirmée
et constante díinvestir les instances du pouvoir díÉtat (parlement,
gouvernement, pouvoirs publics locaux) chaque fois que líaction politique,
le vote démocratique, éventuellement les révolutions le rendent
possible. Ce faisant, les communistes savent bien que leurs hommes de pouvoir devront
pour une part faire tourner la machine, quíil leur faudra le plus souvent
établir des compromis politiques avec díautres, qui ne sont pas communistes
et sont " moins sociaux ". Mais ils considèrent que les avancées
communistes ou sociales qui peuvent être obtenues grâce à cet
aspect particulier de líaction sur les rapports de force sont de nature à
améliorer concrètement la vie des gens, à faire avancer la société
vers davantage de douceur, díautonomie. Donc ils y vont. Les communistes qui
síinscrivent dans la mouvance du PCF, jíen suis, servent aussi à
ça.
Enfin, les communistes veulent donner un outil politique solide à líutopie
tenace par rapport à laquelle il se définissent. Ils ne sont pas un
club de discussion, ni une académie populaire. Ils síorganisent pour
agir, pour décider, pour répondre ensemble aux questions posées
par les mouvements de la société. Les communistes servent à
donner une organisation efficace et unie à líidée communiste.
Je crois que paradoxalement, ces quatre champs díutilité des communistes
sont très en phase avec ce qui se passe dans le pays, notamment dans la jeunesse,
dépourvue díanticommunisme, disposée à mettre en úuvre
les grandes causes, mais sans se payer de mots et pour des résultats concrets,
quotidiens.
Y sommes-nous ? Il y a un peu plus díun an, un groupe de communistes lance
líidée díun grand service public du logement réduisant
líinégalité des avantages entre líaccession à
la propriété et la location, incluant une forme díassurance
sociale qui garantirait la gratuité dans tous les moments de líexistence
où les revenus ne permettent plus de financer son toit. Cette proposition
touche à une question nodale de la crise urbaine. Elle contient du communisme
en repoussant fortement et pour tous la contrainte marchande sur líaccès
au logement, en diminuant le poids du marché capitaliste sur le foncier urbain
et en ouvrant de ce fait sur un développement plus collectif , plus maîtrisé
de nos villes. Elle contient du social, en répondant à des urgences
vivement ressenties par les catégories les plus pauvres de la population.
Elle est de nature à mobiliser des forces sociales considérables et
à faire bouger les rapports de force. Elle síinscrit dans le possible,
comme le suggère la proposition socialiste díinstaurer avec des moyens
analogues une Couverture logement universelle (CLU). Elle donne du sens à
la participation communiste à des pouvoirs de gauche. La discussion contradictoire,
souvent passionnée, parfois enthousiaste qui se développe à
ce sujet dans LíHumanité et dans les organisations du parti incite
à réimaginer les modalités de líélaboration politique
et de la décision à líintérieur de líorganisation
communiste. Mais au bout du compte, rien. Ou plutôt si, ce mot díordre
: " Lancement díun plan de construction de logements sociaux ",
une des 25 propositions sur lesquelles nous étions appelés à
voter communiste après cinq ans díune législature de gauche
où le ministre chargé du logement était membre du Parti communiste
Si nos propositions ne contiennent pas de communisme, si elles sont même moins
" audacieuses " que la CLU du Parti socialiste, si elles sont pensées
et formulées de telle sorte quíelles pourraient être réglées
de A à Z par un cabinet ministériel, si du coup elles sont inaptes
à participer au développement du mouvement populaire et à la
modification des rapports de forces, si líorganisation des communistes est
incapable de transformer en proposition politique les élaborations qui líaniment,
alors, combien même nos tristes scores électoraux seraient multipliés
par dix, nous ne servons à rien.
La frontière de
la gratuité
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Article paru dans Le Passant Ordinaire, n° 40 - 41, juin 2002
La gratuité entretient une relation intime avec líhistoire des
utopies díémancipation humaine. D'une certaine manière, la gratuité
constitue l'utopie de líémancipation, reprise notamment par les communistes
ou les anarchistes des XIXe et XXe siècles, cette société imaginaire
où tous les biens dont l'homme a besoin pour vivre sont produits à
suffisance et gratuitement délivrés : " De chacun selon ses capacités,
à chacun selon ses besoins ". Or la gratuité níest pas
une fantaisie de líimagination. Elle existe bel et bien dans la vie sociale
comme dans l'expérience individuelle. Il y a, me semble-t-il, des leçons
à en tirer.
Tout d'abord, parce que le terme de gratuité est très polysémique
et très attaqué par líactuelle progression des représentations
marchandes, quelques précisions. Le fait quíun bien ait un coût,
cíest à dire quíil ait été produit par du travail
vendu, níempêche pas quíil puisse être gratuit. Est gratuit
ce que je me peux m'approprier de droit, en raison de ce que je suis. Exemple : Je
suis un bipède ambulant. Quoi que j'aie en poche, je puis vagabonder dans
le bois de Vincennes. La promenade au bois de Vincennes est de droit et gratuite.
Je suis père díun enfant de trois ans. Quels que soient mes moyens
financiers, mon fils ira à líécole. Líécole est
de droit et gratuite. A l'inverse, est payant, est díappropriation marchande
ce dont je ne puis disposer qu'en fonction de ce que j'ai. Exemple : J'ai cent cinquante
euros a dépenser ; je peux visiter Disneyland en famille. Disneyland níest
pas " de droit ". Disneyland est d'appropriation marchande. Si jíy
entre sans payer, cíest du vol et des Mickey baraqués ont la mission
de me le faire comprendre.
De cette définition, qui est tout simplement celle du sens commun, on peut
tirer quelques conséquences. La première est qu'en abolissant le rapport
marchand, la gratuité trace une frontière très suggestive entre
le domaine de l'être et l'empire de l'avoir. Si, la veille de la fête
des mères, je sors en ville avec líidée díacheter un
cadeau, quand jíarrive devant la vitrine, je níai encore devant moi
que des marchandises, et dans ma poche, la somme que jíai décidé
díy mettre. Mais lorsque jíai fait mon choix et que le lendemain, par
le don que je fais à ma mère, jíinterromps la circulation de
la marchandise pour en faire un présent, la valeur díéchange
síestompe au profit de ce que líexpression populaire appelle la "
valeur sentimentale ". Líobjet quitte la ronde des avoirs. Il síinstalle
auprès de nous. Il se met à nous augmenter líexistence. Et si
un jour il se brise, ma mère, peinée, dira : " Ce níest
pas tellement pour ce que ça valait, mais jíy étais attachée
". Chacun sait bien que la destination finale de la pomme, ce níest pas
díêtre vendue, cíest díêtre mangée.
Deuxième point, il existe des gratuités pré-marchandes, celles
qui s'attachent à des biens que le marché n'a pas encore, ou pas tout
à fait annexés : la lumière du soleil, le corps humain, les
sentiments, líactivité sexuelle, l'air pur, les bords de mer. Mais
il y a aussi des gratuités post-marchandes, socialement construites, payées
mais non payantes, gratuités par cotisation, quand la société
décide ou reconnaît, souvent à la suite de luttes ardentes, qu'un
bien est d'une telle importance pour l'être humain ou pour l'existence même
de la société qu'il doit être reconnu comme un droit et gratuitement
mis à la disposition de tous : c'est le cas de l'école publique, des
soins, par l'intermédiaire de la sécurité sociale, mais aussi
de l'éclairage urbain, du ramassage des ordures ou de la voirie. Si l'on retient
l'idée d'une parenté profonde entre la gratuité et les grandes
utopies díémancipation - mais la gratuité n'est pas utopique,
elle est établie dans certains domaines de notre vie - ne tient-on pas là
quelques pistes de réflexion pour penser la faisabilité díun
vrai dépassement de líempire marchand ?
Au moins pour ce qui est de leur appropriation, des biens répondant à
des besoins vitaux peuvent sortir des rapports marchands - gratuité de l'école
ou des soins -, comme ils peuvent ne pas y entrer : gratuité du corps humain,
gratuité des "dons" de la nature,une notion clef du combat écologiste,
communauté de la terre dans biens des pays du SudÖ. Cette alternative
aux rapports marchands provoque de puissants effets sur les domaines de la vie humaine
quíelle libère. On pourrait même dire qu'en renvoyant chacun
à son autonomie, à la capacité qu'il a ou non de profiter des
richesses ainsi mises à disposition, la gratuité est, sur le plan de
líappropriation des biens, la forme la plus achevée de la civilisation.
Regardons maintenant du côté des représentations. La gratuité
produit dans les esprits des effets singuliers. A côté du bon sens marchand
: "tout ce qui est rare est cher", elle construit ses propres évidences
: "l'argent ne fait pas le bonheur". Pour la part de son temps qu'il vend
sur le marché, un cadre supérieur vaut davantage qu'un smicard. Mais
quand il rend visite à un parent malade, son heure de temps libre, de temps
gratuit est mesurée à la même aune que s'il était un pauvre
bougre, l'aune de l'égale dignité humaine. On dit alors : ça,
cíest sans prix.
Ne faut-il pas voir dans les effets idéologiques de la gratuité - les
évidences quíelle produit - un puissant levier subjectif en faveur
de transformations non capitalistes et post marchandes, levier déjà
présent dans toutes les têtes, puisque l'expérience de la gratuité,
le sentiment d'une dignité qui n'est pas monnayable, est vitale pour tous
les hommes. Comme si toute conscience reproduisaient dans ses représentations,
et avec une relative étanchéité, les affrontements de classe
provoqués par l'extension du capitalisme marchand. Comme si toute conscience
pouvait être sollicitée à reconnaître en elle-même
le bien fondé de ce que recouvrent les grandes utopies díémancipation
humaine. La question est d'importance si l'on veut enfin penser la faisabilité
de transformations radicales, qui soient accompagnées par l'assentiment des
consciences, c'est à dire qui ne se traduisent pas par la dictature.
Mille développements théoriques sont possibles. Je pense aux conditions
historiques très particulières à travers lesquelles émerge
un consensus majoritaire autour de gratuités comme l'école ou la sécurité
sociale ; je pense à la gratuité comme moyen d'accorder le droit formel
à l'accomplissement concret du droit : l'école gratuite comme moyen
de réaliser le droit à l'éducation (demain le logement, les
transports urbains, líart, partout dans le monde les soins contre le paludisme
ou le sida ?) ; je pense aux formes tout à fait nouvelles de mixité
de l'économie que suggère la cohabitation d'un secteur gratuit et d'un
secteur marchand ; je pense aux nouvelles lignes de démarcation qui peuvent
être tracées au niveau international, par exemple la mise en place,
sur une base de mutualisation, díun service public mondial de santé
; je pense à la lourde résistance des gratuités acquises, on
lía souvent vu avec líécole ou la sécurité sociale
qui font descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue dès
quíon les attaque, résistance qui amène peut-être à
dénouer la difficulté classique que le dogme stalinien figurait non
sans arguments sous le slogan d'irréversibilité du socialisme, un dogme
qui joua les premiers rôles dans le soutien des communistes à la dictature.
Si nous pouvons effectivement arracher au rapport marchand des espaces de la vie
sociale et si ces espaces libérés résistent bien à la
reconquête, si le bénéfice quíon en tire est efficacement
intériorisable et quíil síinscrit dans nos évidences,
alors les problématiques malmenées par líhistoire du "
renversement " du capitalisme, de la commotion globale, de líhésitation
à améliorer les choses tout de suite pour ne pas émousser la
colère du peuple peuvent peut- être trouver une issue. Tout comme díailleurs
les solutions inverses - " réformistes " - de la régulation
qui tentent díinstiller de la loi sociale dans les mécanismes du marché,
mais laissent les rènes à la mécanique et sont bien souvent
emportées dans sa danse.
En deçà d'un éventuel élargissement de l'espace gratuit,
j'aimerais enfin attirer l'attention sur le dynamisme propre de la notion de gratuité,
sa capacité propre à rassembler les forces. La gratuité habite
des combats éparpillés sous des rubriques diverses : combat des écologistes
contre le rapt de la pure nature au profit de quelques uns, combat des femmes pour
le libre amour, combat des mutualistes contre la logique assurancielle qui tue la
solidarité, combat des moralistes et des associations contre la vente du sang
ou des organes humains, combat de toute la société pour son école
ou sa protection sociale, combat des communistes contre ce qu'ils appellent l'argent-roi,
des syndicalistes chaque fois qu'ils défendent ces belles et nobles rigidités
qui empêchent le marché de mettre ses mains partout, combat des artistes
et des poètes dont toute l'activité prêche pour la singularité
des choses et contre l'interchangeabilité générale qui est l'objectif
et la condition du marché, combat du simple consommateur effrayé de
ce que produit en lui líobscène fascination de la marchandise, du simple
téléspectateur qui voit peu à peu síétendre líempire
du mensonge publicitaire sur líensemble de la programmation. Le seul fait
d'en prendre conscience et de le dire constitue, me semble-t-il, un vrai point de
rassemblement, une vraie ligne de front. C'est pourquoi je crois qu'il serait aujourd'hui
très politique de développer, face à l'envahissement débilitant
de la marchandise, une véritable culture de gratuité.
chapitre
IV << >> index
|