Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
IV
La gratuité existe-t-elle ?
D'un côté, le marché fait débauche du mot "gratuit",
récompense offerte aux fidèles du shampoing, du liquide vaisselle ou
du sirop de grenadine (25 % de produit gratuit en plus), aux aficionados de la vente
par correspondance (gratuit : un ravissant pendentif égyptien plaqué
à l'or fin), aux acheteurs impécunieux (crédit gratuit) ou aux
claustrophiles affamés (les pizzas sont livrées gratuitement). De l'autre
- est-ce en réaction à ces bouffonneries ? -, les organisateurs de
gratuité, par exemple les élus ou les responsables de collectivités
locales qui développent des services libres d'accès, se récrient
très généralement lorsqu'on met l'accent sur l'aspect gratuit
de leurs réalisations. Comme s'ils craignaient que cette qualification minimisât
le sérieux de leur engagement. Comme si elle délestait le citoyen de
sa responsabilité. Alors, avec ce sérieux et cette responsabilité
où perce une pointe d'amertume, ils rabrouent l'ami des choses gratuites en
lui rappelant comment et combien il reste avant tout un contribuable.
Ils n'ont pas tort. Le passeport pour la gratuité est en effet payant. Et
s'ils sont en charge de boucler le budget des écoles ou d'assurer les achats
de la bibliothèque municipale, leur regard, c'est compréhensible, se
porte sur l'amont de la gratuité, sur les liens qui l'attachent encore au
marché, à l'argent, comme si cette triviale réalité les
retenait de se souvenir qu'en aval, là où porte leur action, le rapport
marchand est vraiment aboli. Mais peut-être cette réticence tient-elle
aussi au caractère obnubilant qu'ont pris les représentations marchandes
dans la dernière décennie ; peut-être est-elle aussi un effet
de l'intimidation que produit dans les représentations l'hégémonie
du marché et de l'argent, comme si, devant la découverte qu'une partie
de l'espace lui échappe encore, ou même qu'on est parvenu à la
lui arracher, l'esprit était retenu d'y croire et de s'en réjouir.
Aussi, ce qui est proposé dans ce texte, ce n'est pas seulement une réflexion
sur des perspectives faisables de vraie transformation sociale, c'est l'ouverture
d'un autre point de vue : se placer ailleurs et regarder ce que ça
donne ; ouvrir sur la réalité la fenêtre de la gratuité
et regarder ce que ça donne. Fenêtre qui n'a pas, qui ne peut pas avoir
la prétention d'ouvrir sur la totalité des choses. Fenêtre d'où
l'on observera, mais différemment, des réalités qui ont déjà
fait l'objet de descriptions pertinentes. Éclairage qui peut-être permettra
de faire la lumière sur des paysages jusque là hors de vue, ou plongés
dans l'ombre. Parti-pris.
La gratuité est une notion transversale. Elle touche à l'organisation
économique, à l'histoire des sociétés, mais aussi à
la formation de la personnalité, mais aussi au rapport de l'homme et de la
nature, ou aux grands archétypes de la vie morale et spirituelle. Faut-il
se méfier de cette diffusion de sens, ou au contraire s'en emparer, en profiter
pour contribuer à construire une pensée de l'action transformatrice
qui ne sectionne pas l'homme, qui inclue dès le départ la dialectique
permanente et sans cesse en mouvement par laquelle idées et valeurs naissent
du réel, naissent au réel et interviennent sur lui ? La gratuité
n'est pas seulement une mesure politique. Elle ne subsiste, ne naît et ne prospère
qu'entourée des valeurs qui la font chérir et désirer.
Singularité.
La gratuité ouvre dans notre rapport aux gens, aux choses, à la vie
une perspective qui est à l'extrême opposé de l'interchangeabilité
marchande. Tout être humain lit spontanément en soi ce message : "Je
suis unique, singulier, incomparable ; on ne peut m'échanger contre
aucun autre homme" ; et c'est ce qui fonde sa dignité. Alors le marché
entre dans la maison, le matin, le soir, il poursuit chacun le long des rues, dans
les transports en commun, dans les conversations privées, sur les vêtements,
dans les lectures, dans les réunions politiques, au cinéma, partout,
et chaque fois, il demande avec un grand sourire : "Pourquoi pas ?"
Parallèlement à l'argent, moyen d'échange et d'évaluation
qui étend peu à peu son empire sur des aspects de la vie qu'on croyait
inéchangeables - "Ça n'est pas à vendre" -, inévaluables
- "Ça n'a pas de prix" -, le marché met au point et diffuse
en tous lieux la monnaie d'échange, l'étalon de l'imaginaire, une félicité
de référence en regard de laquelle toute autre pourra être évaluée,
dévaluée et se placer sur le marché des valeurs humaines, miroir
menteur suggérant sans cesse et partout que le bonheur humain n'a rien à
voir avec la singularité. La publicité ne chante que ça. La
même femme nue, les mêmes cocotiers sur le même sable blanc, le
même soleil ou la même cuisine de soixante mètres carrés,
les mêmes enfants souriants et blonds, tendres et moqueurs sont la récompense
du même acte : acheter. Et tout ce qui se vend a le même bonheur en récompense.
La gratuité, au contraire, ouvre un espace où peut être vécue
la singularité des gens et des choses. Elle laisse à l'esprit le loisir
de se rendre compte qu'un arbre ne vaut pas un autre arbre, qu'une heure du
jour ne vaut pas celle qui lui succédera ; chaque promenade dans un
jardin public, chaque haie de mures ou chaque rond de girolles, chaque fleur des
champs cueillie au hasard du chemin, chaque chapitre d'un livre (en tout cas ce qui
dans un livre ne s'achète pas) vaut pour soi-même. A l'âge
de l'enfance, avant qu'on soit contraint de travailler pour vivre, avant que
notre esprit ait été (dé)formé à connaître
le prix des choses, quand tout nous est encore gratuit (gratuitement dispensé
par les parents), on sait bien qu'une pomme n'en vaut pas une autre - et nos caprices
se chargent de le rappeler aux grandes personnes -, qu'un bon après-midi n'est
pas fonction de l'argent qu'on y consacre, que la peluche décatie qu'on traîne
avec soi, au grand dam de l'hygiène adulte, ou cette mère dont nous
discernons avec un tel sentiment d'urgence, pour le meilleur et pour le pire, l'inaltérable
singularité, on ne les échangerait contre rien. La nostalgie,
heureusement, nous en reste (et, heureusement, elle reste efficace). Ce qu'on est
libre de prendre ou de laisser, il faut bien l'aimer pour ce que c'est, et non en
échange d'autre chose, serait-ce le chiffon rouge du bonheur, ni pour la rassurante
étiquette qui, en nous indiquant le prix des choses, encadre notre jugement
et oriente notre goût.
C'est pourquoi la gratuité ne joue pas la comédie du bonheur. Elle
rend l'homme à son autonomie, (et donc aussi à sa faiblesse, à
sa bêtise, à ses incapacités, ses incultures, sa possible haine
de soi, à sa possible légèretéÖ) Ce qu'elle donne
est donné pour construire, pour se construire. Il faut apprendre à
en jouir. Elle met du sérieux dans la vie en nous rappelant
que chaque instant, chaque chose, chaque lieu, chaque sentiment, chaque personne
peut échapper au kitsch du marché, être rendu à son absolue
singularité et nous engager à prendre le risque d'en tirer de la joie.
Dans sa quête de singularité, l'homme se heurte à la standardisation.
Elle est consubstantielle à la forme industrielle de la production. Ce qui
veut dire aussi qu'elle contribue de façon décisive au bien-être
et à la civilisation. Une fois de plus, l'espace gratuit rencontre une frontière.
Une fois de plus, il s'agit non pas d'éliminer une réalité dont
on ne peut pas se passer (la production par l'industrie de produits standards en
grande quantité), mais de l'empêcher de prendre toute la place, de prendre
le dessus. On ne peut pas aimer une machine à laver comme on aime
un meuble de style. Aussi faut-il établir une vigilante hiérarchisation
entre ce qui ne se distingue pas (ce qu'une interchangeabilité, une reproductibilité
intrinsèques semble disposer naturellement aux rapports marchands), et ce
qui porte de la singularité. La culture de gratuité peut s'appuyer
là sur des sentiments spontanés, souvent forts, qui plongent dans le
désir qu'a chacun d'exprimer son irremplaçable identité et qui,
s'ils sont cultivés, relèguent les produits standards, les conduites
standards, les expressions ou les sentiments standards, même utiles, à
un niveau subalterne.
Unité.
La société contemporaine, c'est une banalité de le dire, vit
dans la déchirure : déchirure d'avec la Nature, que la vie en ville
a éloignée de nous et que la banalisation marchande tend à instrumentaliser,
à transformer, comme toute chose, en une immense mine à billets de
banque ; déchirures de la société humaine : pays riches / pays
pauvres, prospérité / exclusion, beaux quartiers / cités en
déshérenceÖ
Lieux ou temps de gratuité, lieux et temps réparateurs. La façon
la plus évidente, la plus sociale à travers laquelle la gratuité
contribue à l'unité, c'est son effet solidarisateur. L'école,
la sécurité sociale ou la voirie solidarisent la société
en atténuant les différences de fortunes et avec elles les conflits
latents, l'amertume des injustices, la violence nécessaire à leur sauvegarde,
en créant un espace de la vie ou les membres de la société règlent
ensemble et pour tous la satisfaction d'un besoin.
Plus largement, les gratuités socialement organisées contribuent au
sentiment que l'humanité est une, que cette unité ouvre la possibilité
de la rencontre et de la générosité. Depuis la dernière
guerre mondiale, par une prise de conscience en grande partie issue des combats de
la Résistance, le sang humain nécessaire aux soins hospitaliers n'est
plus acheté par le système de santé, mais récolté
sur la base du don gratuit. Et bien que les affaires liées à la contamination
par le sida en ait récemment terni l'image, le vaste mouvement populaire que
représente, en France, la collecte du sang, contribue indubitablement à
créer en acte un esprit de solidarité. La symbolique du sang
donné y est à l'évidence pour quelque chose (et d'ailleurs nous
renseigne sur l'importance des facteurs symboliques, culturels, dans la réussite
d'une gratuité). Mais les effets civilisateurs sont là. Et très
souvent, alors que le lait maternel peut, lui, être monnayé, les femmes
qui se trouvent dans la situation d'en fournir se font un point d'honneur de l'offrir
gratuitement.
Il y a là le sentiment très fort que le sang humain, le lait humain
sont trop intimement liés à notre être pour en être
séparés au point de devenir des avoirs, des marchandises,
sentiment que beaucoup ressentiront a contrario en lisant le point de vue
d'un juriste favorable, comme tout un courant de pensée, à la vénalisation
de ces pratiques, opinion dont l'arrogante vulgarité glace le sang :
"Que signifie l'idéal de gratuité du sang, explique Thierry Cornavin,
quand la vente de ce sang permet à une famille pauvre de survivre ?"
("Théorie des droits de l'homme et progrès de la biologie"
dans Droits, 1985, n°2).
La gratuité unifie de façon plus profonde encore que la simple
mise en place de liens sociaux. Toutes choses, notre temps lui-même, peuvent
se désolidariser de notre existence, être lancés dans la danse
sauvage de l'échangisme universel dont les rythmes brutaux nous sont présentés
comme échappant à la maîtrise concertée des hommes.
L'argent met une distance formidable entre les choses et nous. Quand on n'en a pas,
ou peu, il met une distance infranchissable entre certaines choses et nous. Cette
distance imprègne profondément notre imaginaire. Les jeux d'argent,
et notamment les jeux télévisés mettent en scène cette
distance en proposant à l'imaginaire de l'abolir et d'ainsi tutoyer le bonheur.
Mais comme on ne gagne jamais, qu'on ne sait jamais vraiment ce que les gagnants
ont bien pu faire de ce bonheur là, pour la part de nous-mêmes qui s'est
laissé convaincre par cette image là du bonheur, nous restons déchirés
d'avec l'univers qui nous entoure et ses trésors pleins de richesses inaccessibles.
Même les sentiments, même les délices de l'amour et du sexe n'échappent
pas à cette imprégnation marchande de notre imaginaire. Même
les relations humaines en sont salies.
La gratuité brise l'indépendance usurpée par les choses ; elle
confond les calculs qui empêchent la rencontre entre les êtres humains
; elle nous rend à notre jugement, à notre bon plaisir, à nos
incapacités. Elle nous rend à nous-même. Le marché nous
sépare. La gratuité nous prolonge.
Bien sûr, l'appropriation marchande peut aussi donner l'illusion de l'unité,
de la ré-union : si j'achète le p'tit bois d'derrière chez moi,
je le réunis à mon domaine. Mais il subsiste toujours une profonde
différence de qualité entre cette forme d'appropriation et celle que
permet la gratuité. L'achat me rend maître de ce qui, en une chose ou,
à l'extrême, en une personne, est échangeable. Quand l'esclavagiste
achète un homme, une femme ou un enfant, cet acte ne le rend maître
que de ce qui, en eux, peut être échangé, rentabilisé
: temps de travail, abus sexuels, etc. Si, par extraordinaire, il veut en gagner
l'amour sincère, ou l'amitié sincère, ou la sincère estime,
ou la simple reconnaissance, son titre de propriété ne lui sert de
rien. Au contraire, il devra se comporter comme si ce titre n'existait pas, et sans
doute l'abolir.
D'une certaine manière, la remarque vaut pour toute chose. Si j'achète
une pomme, rien ne garantit que je sois mieux apte que l'enfant qui l'aura ramassée
sur le bord du chemin à en goûter la saveur, à l'aimer.
Ce que j'acquiers lorsque j'achète un bibelot ancien, c'est le droit d'en
faire un signe extérieur de richesse et nullement la capacité de l'aimer.
Si, peu à peu, je m'y attache, si, de cette façon, je le réunis
à mon histoire, et qu'à ma mort, ma fille ou mon fils en hérite
gratuitement, l'objet perd peu à peu toute perspective vénale ; il
acquiert ce que le langage populaire appelle une valeur sentimentale ("Cette
boîte à musique, je ne la vendrais pour rien au monde, elle me rappelle
trop de choses"). Et lorsque, malgré tout, les avatars de l'existence
amènent à mettre en vente cet objet qui est devenu comme un prolongement
de soi-même, qui a pour une part quitté la sphère de l'avoir
pour entrer dans celle de l'être, on dira de façon significative : j'ai
dû m'en séparer. Pour aimer une chose ou une personne dans sa
singularité, on est toujours dans la nécessité d'oublier, d'abolir
mentalement sa valeur d'échange, et de se consacrer à sa valeur
d'usage. Alors, au lieu d'apprécier cette personne ou cette chose pour
une tranche de ce qu'elles représentent - leur prix, ce qu'elles peuvent
nous rapporter -, on est dans la position de les estimer pour ce qu'elle sont
dans leur unité. La gratuité, qui abolit en pratique l'appropriation
marchande d'un bien, d'un service ou d'une personne, invite à un rapport aux
choses et aux gens qui est, sinon du domaine de l'amour, du moins de celui de "l'aimer".
Elle nous propose, sans pouvoir nous y contraindre, de prendre parce qu'on aime,
d'apprendre à recevoir, à goûter (ce qui est peut-être
le bon chemin pour acquérir la capacité de donner).
Ce chemin là ne peut éviter l'acte contemplatif. Aimer une pomme, un
paysage, ou la beauté d'une passante, aimer se promener librement le long
d'une route gratuitement accessible, aimer d'amour, aimer ce qui est irrémédiablement
gratuit dans un poème, ou dans une photographie, ou dans le timbre d'une voix,
leur beauté, leur singularité, cela comporte toujours, de façon
centrale, un mode d'appropriation qui est l'acte contemplatif : la femme aimée
(ou l'homme), vous regardez son corps avec ce sentiment de fusion si intense qu'en
lisant dans votre regard cette intensité, elle demande : "A quoi penses-tu
?" ; alors vous répondez : je ne pense à rien ; et pour une fois,
cette réponse imbécile est vraie ; vous ne pensez pas ; vous contemplez.
Car, pour marcher sur les eaux, il faut être en position de gratuité.
A cause de cette proximité entre appropriation gratuite et contemplation,
l'importance morale, l'importance civilisatrice de l'art est immense.
Non pas que l'art doive illustrer d'une quelconque façon les a priori
moraux de telle ou telle église, ni même qu'il doive faire la propagande
de la gratuité, mais par sa nature même, parce qu'il est par nature
une provocation à contempler, qu'il n'existe que dans la singularité,
qu'il signale a contrario toute la laideur et l'immoralité des
images sans singularité, par exemple les images publicitaires. Un vrai artiste,
vraiment de droite, engagé dans la politique qui ouvre la voie au marché,
est, dans son art, à cause des processus mêmes de l'art, des processus
par lesquels on s'approprie une úuvre d'art, du côté de la gratuité,
de ses responsabilités, de ses joies.
Encore faut-il que le marché ne soit pas en mesure de s'offrir l'artiste,
et ses úuvres, et l'histoire des úuvres d'art, et les effets moralisants
de ces úuvres, ce qui en elles marque la frontière infranchissable
entre le sérieux de la singularité et la légèreté
du kitsch, entre ce qui a suffisamment peu de caractère pour être échangé
contre quelque chose d'autre, et ce qui est absolument unique et important. Quand
on constate que le marché de l'art s'apparente de plus en plus à celui
de la philatélie, jouant de circonstances comme la rareté pour réaliser
des placements mirifiques, circonstances rentières qui n'ont
rien à voir avec la provocation à contempler, on se prend à
espérer une réaction des artistes, l'émergence d'une pensée
nouvelle sur la pratique artistique, qu'eux aussi prennent au sérieux la manière
dont le marché ampute tant de gens de leur capacité à contempler
(leur capacité à rétablir ainsi de façon non-marchande,
gratuite, l'unité avec ce qui les entoure).
L'urgence de l'unité est aussi posée d'une autre façon. Le XXe
siècle qui s'achève aura connu une gigantesque entreprise de démystification
des idéologies et des croyances unificatrices. Le sujet, la nature humaine,
les téléologies politiques ou religieuses, rien n'a sérieusement
résisté au démontage. Nous avons irrémédiablement
croqué le fruit de la connaissance et les illusions du paradis originel comme
les songes de lendemains enchantés se sont évanouis. Pourtant, même
s'il a été, d'une certaine manière "remis à sa place",
le sujet - ses sensations, ses sentiments, le sentiment de sa centralité,
son instinct de conservation - est toujours là, réuni sur lui-même,
avec au fond de lui ce désir vital, ce profond désir d'unité.
Élargir l'espace gratuit, n'est-ce pas aussi un moyen de recréer, dans
la vie sociale, une place publique où chacun puisse se rendre muni
de ce qu'il est et non de ce qu'il a, où l'on ait le loisir de se retrouver
ensemble sans faux semblant, dans une unité qui ne soit ni un artifice de
piété, ni l'impératif d'une métaphysique totalitaire
? Parce que les conquêtes de gratuité sont à la fois ambitieuses
et modestes, qu'elles sont un objectif pratique, réalisable, dont chacun peut
éprouver dès aujourd'hui les vertus, qu'elles solidarisent vraiment,
jusqu'à la limite où peut aller l'organisation sociale en matière
de solidarisation, ne sont elles pas un bon socle pour penser des représentations
dans lesquelles l'unité ne serait pas métaphysiquement reçue,
mais à construire en pratique ?
Autonomie.
Le monde sans argent dont l'utopie de gratuité nous ouvre l'horizon est un
monde aux horizons débarrassés du pouvoir. En maintenant ou en établissant
un rapport aux choses et aux gens qui ramène chacun à sa responsabilité
autonome, la gratuité contribue toujours au bornage des pouvoirs. Elle crée
une zone dans laquelle les pouvoirs ne s'exercent plus, ou s'exercent moins, un domaine
où leur utilité sociale dépérit. Elle constitue,
à chaque instant de l'existence, et pour chacun, un sémaphore d'où
apparaît dans toute sa clarté que l'esprit humain est mieux dans son
rôle lorsqu'il est invité par la vie à choisir librement que
dans l'exécution des ordres ou des peines.
Bien sûr, il reste dans la société une part de sauvagerie, d'incapacité
à la civilisation, d'abandon à la contrainte extérieure, puisque
les moyens lui manquent pour maîtriser consciemment, efficacement la totalité
de son histoire. Le pouvoir, le marché, leurs lois inhumaines remplissent
le vide et assurent, d'une certaine manière, la tenue de la société
- le pain quotidien et la protection du boulanger -, un peu de la même manière
que les représentations religieuses ont longtemps permis aux hommes de se
figurer l'univers, comblant les vides de connaissance à l'aide de leurs effarantes
images. Pour échapper au vertige que provoque cette part non maîtrisée
(la part non maîtrisable ?) de notre histoire, l'esprit et les comportements
s'en remettent, se résignent aux pouvoirs de tous ordres : parental, culturel,
religieux, économique, et en tête de la procession, le pouvoir du roi.
Même si ses capacités d'intervention sur la réalité sont
largement inférieures à l'idée qu'il s'en fait, le pouvoir d'État,
bardé des hochets qui lui donnent si fière allure et tant de mâle
assurance, est en charge de l'ordre public. C'est lui qui, symboliquement, gère
la soumission des individus. C'est lui qui s'arroge mission de faire respecter leur
acte d'abdication et qui assure les fonctions délaissées par l'esprit,
décrétant le bien et le mal, punissant le récalcitrant, félicitant
le bon. Jusqu'à présent, à cause peut-être d'une fascination
très masculine pour le sceptre, l'aspiration à la démocratie
a été essentiellement pensée par les partis et les hommes politiques
comme une procédure démocratique (majoritairement admise) de
conquête du pouvoir.
La problématique ouverte par la gratuité permet d'envisager l'action
politique comme un moyen non plus de prendre le pouvoir, mais de le rendre progressivement
inutile, d'élargir la part autonome de la vie, la part de la vie libre
de pouvoirs. Profonde aspiration : vivre en adulte, sur d'autres motivations
que la crainte d'être puni, vivre responsable et libre de ses actes, de leurs
intentions, de leurs visées, de leurs conséquences. Paradoxalement,
pour se faire aimer des consciences, le "moins d'État" libéral
s'est appuyé avec un succès certain sur cette aspiration profonde.
A ceci près que ce soi disant recul de la surveillance étatique consiste
à transférer directement au despotisme du capital et à la tyrannie
des inhumaines lois du marché, des secteurs d'activité sur lesquels,
par l'intermédiaire des institutions représentatives, les citoyens
avaient malgré tout leur mot à dire.
Et ce "moins d'État" signifiant en réalité une contrainte
plus grande pour l'immense majorité de la population, il entraîne tout
naturellement l'aggravation de la fonction la plus contraignante dont la puissance
publique soit en charge : la répression. Aussi, partout, le triomphe du libéralisme
se traduit par l'engorgement des prisons, la renaissance de l'ordre moral, la banalisation
des partis d'inspiration fasciste, voire leur association au pouvoir, le harcèlement
policier de la jeunesse, des exclus, des marginaux, des étrangers, la multiplication
des fichages et des filmages en tous genres, parfois le rétablissement de
la peine de mort et son application répétée, c'est à
dire l'expression la plus crue et l'impétueuse croissance de ce qu'il y a
d'inhumain dans le pouvoir.
A l'inverse, c'est en vérité, en profondeur, par rapport à tous
les pouvoirs que la gratuité rétablit l'autonomie de l'individu. De
la même manière que le mouvement féministe a fait reculer le
pouvoir masculin, créant ainsi une nouvelle zone libre dans la société
et l'existence humaines, la gratuité affaiblit structurellement le pouvoir
économique du marché et le contrôle de l'État son gendarme
dans le domaine où elle s'établit. Quand une société
conquiert l'usage gratuit ou semi-gratuit des instruments de la santé, elle
abolit la révoltante coercition qui contraint les indigents à mourir
aux portes des pharmacies et des cliniques privées (et il faut bien un État,
en effet, pour mettre à l'amende, en prison ou dans des mouroirs idoines
ceux qui ne se soumettent pas à cette règle infâme). Elle
pose en même temps des questions nouvelles, des questions de choix, de comportement,
pour lesquelles la peur du gendarme ne peut plus servir de raison.
De ce point de vue, il faut sans doute réfléchir sur les formes dans
lesquelles sont administrées les gratuités socialement organisées.
Le plus souvent, elles sont en effet largement contaminées par les habitudes
d'un appareil d'État qui reste avant tout une machine de coercition. Les choix
qui déterminent l'évolution de l'Éducation nationale viennent
d'en haut et sont administrativement mis en úuvre. Les soubresauts qu'ils
provoquent dans l'opinion lorsqu'elle a le sentiment qu'on la dépossède
de cette responsabilité sont souvent brutaux, puissants, efficaces aussi.
Ils révèlent combien la gratuité est chère au cúur
des bénéficiaires, mais aussi qu'ils ont des choses à dire sur
sa mise en úuvre, qu'ils se sentent partie-prenante, on pourrait dire propriétaires
d'un service qui en effet, théoriquement, leur appartient. Et l'État
libéral se trouve presque toujours contraint au recul, avouant le plus souvent,
mais sous la contrainte et parce qu'il n'a pas d'autre issue, qu'il aurait été
bien inspiré de consulter les intéressés. La propagande du marché
dénonce chaque fois ces mouvements comme étant la manifestation des
rigidités de la société française. En réalité,
ce qu'ils mettent en évidence, c'est l'incapacité de l'État
à sortir d'une gestion autoritaire et administrative, la réticence
atavique du pouvoir à s'engager dans les pratiques nouvelles de gestion dont
la gratuité porte en elle-même la possibilité, pratiques communautaires,
responsabilité citoyenne, démocratie directe.
De façon plus générale, la lutte pour les gratuités induit
une extension nouvelle de la citoyenneté. Elle tend à assouplir, voire
à effacer la coupure si souvent invoquée, décriée, sollicitée
entre vie politique et société civile. La construction des rapports
de forces nécessaires à la sauvegarde des gratuités existantes,
et même certaines avancées significatives peuvent prendre corps sans
l'intervention du pouvoir d'État, ou en dehors de lui et du personnel qui
en brigue la chefferie. D'autres nécessitent la sanction et la mobilisation
de la puissance publique, mais d'une manière bien insolite, puisque l'État
protecteur des gratuités n'y garantit plus la volonté populaire en
s'en décrétant le représentant, mais en devenant le garde frontière
des zones de non pouvoir. Version nouvelle, étendue de l'inspiration contenue
dans la déclaration des Droits de l'Homme lorsqu'elle déclare : "Tout
ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché".
Bons esclaves, mauvais maîtres. Le pouvoir, comme l'argent, doit être
remis à sa place. Il n'est supportable (supporté) que faute de mieux,
dans la mesure où l'on ne peut s'en passer, du fait des malfaçons de
la société humaine, et parce qu'il s'impose, en dépit qu'on
en ait, par une coercition brutale. Il est l'enjeu de joutes acharnées où
s'exprime souvent ce qu'il y a de plus vil (et de plus ridicule !) dans l'être
humain. Il abolit fréquemment l'esprit critique de ceux qui en boivent l'alcool
et en récoltent l'ivresse. Dans la mesure où il prétend assujettir
notre esprit et nous imposer le respect, il est méprisable. En nous faisant
goûter combien il est doux de s'en passer, l'expérience de la gratuité
nous avertit sur le pouvoir - jamais vraiment légitime, utile sous condition
et par défaut - et nous rappelle que l'objectif est son dépérissement.
Partout. Plus la gratuité étend son domaine, plus l'autonomie de l'individu
a de champ pour s'exprimer, plus la majesté du pouvoir apparaît
relative, plus les abus de pouvoirs sont ressentis comme abusifs, plus les hommes
de pouvoir sont amenés à se contrôler et moins le régime
puéril de la récompense et de la punition a d'effet sur les esprits.
"L'argent ne fait pas le bonheur". Il faut revenir à l'adage cité
au début de ce texte et qui dit si simplement combien la gratuité nous
est salutaire. C'est vrai, l'argent ne fait pas le bonheur, et c'est d'abord, chacun
le sait bien, à cause de l'amour. L'amour, obsession de tant de causeries,
thème inoxydable de la littérature et de l'art, pôle aimanté
de nos rêveries, moteur d'actions chaque fois inédites, est le puissant
génie qui nous pousse, quelle que soient la pression que le marché
exerce sur nous, à rappeler sans cesse : "L'argent ne fait pas le bonheur".
Le pouvoir, comme l'argent, en abolissant la gratuité de l'amour, tue la possibilité
qu'il advienne, et tuer la possibilité de l'amour, c'est ôter toute
profondeur de champ à l'existence humaine.
Quand un homme et une femme se donnent l'un à l'autre, dans ce moment
là au moins, même contredit par les actes qui suivront immédiatement,
ou ceux qui ont introduit cette situation, le pouvoir n'est plus possible et la gratuité
l'emporte absolument. Pour se donner, il faut s'appartenir. Il faut se dépouiller.
Se mettre nu. Se mettre à nu. Absolument vulnérable. Dans l'espoir
fou d'être reçu. Avec le risque fou d'être rejeté.
Dans le moment où l'on se donne, on se perd, on se prend, on se possède.
Il y a, aujourd'hui encore, des civilisations entières où la rencontre
conjugale entre l'homme et la femme est soumise aux tractations du pouvoir et de
l'argent. Mais lorsqu'ils tournent le bouton de leur radio-cassette, ce qu'écoutent
ces jeunes filles et ces jeunes gens en attente d'épousailles, ces femmes
et ces hommes mariés, ces mères et ces pères marieurs, avec
au fond de l'âme une indicible nostalgie, ce sont les chansons de l'amour fou,
de l'amour gratuit. Et leurs sentiments mutilés s'y désaltèrent.
Don.
Il existe une dialectique permanente entre d'un côté les grands mouvements
de la société, de l'autre le comportement des individus. Dans une vie
humaine largement rongée par les rapports marchands, conseils, rencontres,
échanges d'idées, honneurs deviennent des marchandises tarifées.
On peut, si l'on est riche et snob, inviter à prix fixe certaines personnalités
de l'art ou de la politique qui font commerce de leur simple présence. Confrontée
à la sarabande de la communication publicitaire, la vérité des
choses parait vraiment trop nue, obscène. Et souvent, même dans les
conversations privées, la parole qui paye l'emporte sur celle qui dit.
Des phénomènes inverses manifestent malgré tout la résistance
des esprits à l'étouffante domination de l'argent. Il est par exemple
très frappant de voir la disproportion entre le poids économique ou
politique de l'Afrique - nul -, et l'influence de plus en plus sensible de ses expressions
culturelles ou morales. Même dans l'horripilant fatras des clichés positifs
et des fantasmes valorisants dont l'occidental bien intentionné accable
l'homme noir, il y a ce regard irrépressiblement attiré vers l'horizon
de rapports humains où les joies et les peines, les rencontres et les déchirures
se vivraient sans billet d'entrée, l'hospitalité, l'échange
gratuit, la fête.
Aussi, à un moment de hasard, par des chemins de traverse et des allers-retours
imprévus, sans rang de priorité, sans cohérence automatique
du bulletin de vote et des choix privés, à travers les mystérieuses
généalogies de toute existence, le comportement individuel trouve lui-même
sa propre traduction de ce qu'exprime la gratuité au niveau collectif. De
même que la gratuité a sa source dans les dons de la Nature, de l'esprit,
du cúur, ou ceux de la solidarité sociale, le don personnel - don d'argent,
don de temps, don d'attention, don par courage, don de plaisir, confiance, abandon
- ouvre une perspective libératrice aux rapports entre les individus.
Bien sûr, installer dans sa vie personnelle la pratique du don est une affaire
privée. Elle n'est pas une condition pour agir collectivement en faveur de
la gratuité. Elle est d'une autre nature et demande un autre type d'engagement.
Elle est aussi soumise à un fort soupçon : le don comme alibi ; le
don comme monnaie d'échange, pour se racheter ; le don comme moyen
de pallier les injustices sociales ; le don pour oublier le refus de penser les choses
et de les changer ; l'aumône de charité contre la cotisation solidaire.
Mais il faut noter que le soupçon naît chaque fois qu'il y a confusion
entre l'élan individuel et la solution sociale, chaque fois qu'on mobilise
la générosité pour éviter les mesures de justice, vieille
soupe réactionnaire maintes fois resservie. Non, la pratique individuelle
du don ne dissout pas la brutalité des relations sociales.
Il y a néanmoins une sorte d'harmonie, une parenté de valeurs entre
la gratuité et le don. Il faut que le temps ou l'objet donnés aient
été d'une certaine manière démonétisés
pour que le don soit véridique et qu'il fasse plaisir. On enlève le
prix sur les cadeaux qu'on fait. L'heure perdue à rendre service n'est
pas évaluée en fonction de ce vaut, sur le marché du travail,
le temps de celui qui l'offre et quand elle est donnée, la journée
du notaire vaut celle du manúuvre ; elles sont l'une et l'autre du temps libre,
temps gratuit, temps dont la valeur tient à l'égale dignité
de chaque être humain. Offrir avec cúur un disque, un livre, un bouquet
de tulipes ou un vase de porcelaine inonde ces marchandises d'une signification,
d'une humanité qu'elles n'avaient évidemment pas dans la transaction
commerciale. Et ce sens leur vient justement de ce qu'elles ont momentanément
quitté l'univers marchand, de ce que, dans l'acte de donner, elles sont momentanément
rendues à leur incommercialisable singularité, qu'elles prolongent
momentanément la personne qui donne et celle qui reçoit. Même
un objet standard se gonfle d'histoire humaine - "l'aspirateur que ma súur
m'a donné" - quand il transite par le geste où c'est l'intention
qui compte. Même une somme d'argent, quand elle est donnée de bon
cúur, change en quelque sorte de nature et le signe monétaire se fait
témoignage d'humanité. Mais il est vrai, et c'est très significatif,
qu'on répugne le plus souvent à faire des cadeaux d'argent, sentant
bien qu'il est plus difficile d'y mettre de soi, craignant que ce ne soit mal
pris. Car dans le don véridique, c'est toujours un peu de soi qu'on offre,
un peu de l'autre qu'on reçoit.
Le don comporte en perspective le risque du don de soi, aventure ultime dont les
représentations se réfléchissent au cúur de la vie spirituelle,
et qui trouve sur l'espace occidental une expression tenace et toujours féconde
dans le grand archétype chrétien de la mort et de la résurrection,
la vraie vie derrière la perte de soi. Réintégrer en totalité
sa gratuité originelle, totale disponibilité de soi, se refuser à
tout marchandage de soi : le don de soi, utopie morale du comportement individuel,
présuppose la reconnaissance que la vie humaine ne s'achète ni ne se
vend, qu'elle est sans prix. Le don de soi est sans prix.
Par un glissement de sens très suggestif, lorsqu'on dit : "il ou elle
m'a tout donné", l'expression signifie souvent : "tout ce
que j'ai, je l'ai reçu d'elle, ou de lui", et non pas : "la totalité
de ses biens m'ont été offerts". Comme si ce type de don, le don
salvateur, savait combler celui qui le reçoit sans dépouiller
celui qui donne. Ces mouvements du langage et l'expérience des relations humaines
dont ils sont le signe, les figures les plus vénérées de l'expression
spirituelle s'en font en quelque sorte l'écho. La meilleure théologie
chrétienne, celle par exemple que développe saint Paul, associe le
don que le crucifié fait de sa vie à l'absolue gratuité du salut,
salut donné par amour, sans contrepartie, et qui rendrait définitivement
vain tout marchandage sacrificiel. Le crucifié en ressuscite. Qu'on lise dans
cette annonce une histoire de chair et d'os, ou la mise en image d'une pensée
sur la destinée humaine, ou les deux - que l'on soit ou non croyant -, on
ne peut en considérer le mouvement de fond comme anodin. Il fait vivre.
Singularité, unité, autonomie, don. Valeurs non marchandes. Valeurs
de gratuité. Et comme elles nous sont vitales, même écartées
du devant de la scène, même mutilées, elles résistent.
Tout simplement parce que l'humanité et son histoire sont plus vastes que
le marché capitaliste. Et que peut-être, elles n'y bivouaqueront pas
éternellement.
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