centre de recherche sur
la gratuité
Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
Avertissement
Pourquoi la gratuité ?
Parce qu'elle existe. Parce qu'elle est l'inverse du marché qui se présente
aujourd'hui, de façon si pesante, comme l'horizon du projet humain. Parce
qu'elle provoque, là où elle se déploie, une sympathie presque
générale. Parce que la permanence d'espaces de gratuité enfonce
un coin dans la toute puissance de l'argent. Parce qu'aucune existence ne se vit
sans être confrontée aux valeurs essentielles dont elle s'environne.
Parce qu'elle offre peut-être une voie pour répondre à la question
si brutalement posée par cette fin de siècle : le dépassement
du règne capitaliste est-il tout simplement faisable ?
Cette interrogation là a été le point de départ de ma
réflexion. Elle plonge dans les déboires du mouvement de transformation
sociale auquel, comme citoyen, j'ai cru et participé. Elle occupe presqu'entièrement
la première partie de ce texte. Le lecteur qu'aura séduit le beau vocable
de gratuité, mais qui ne se sent pas directement impliqué dans les
aventures, les rêves ou les théorisations du "progressisme"
politique aimera peut-être retrouver plus vite et plus directement la chair
du sujet. Qu'il passe alors à la seconde partie, et s'il est intéressé
par la problématique développée, il aura le goût, je l'espère,
de revenir en fin de lecture à ces premières pages.
*
* *
Quelle est la légitimité d'une telle réflexion ?
Les grands systèmes de pensée se sont effondrés. En même
temps, le champ des connaissances s'est tellement étendu, tellement diversifié
qu'il semble bien présomptueux de penser légitimement sans se limiter
à une spécialisation qui interdit tout point de vue d'ensemble.
Peut-être reste-t-il néanmoins raisonnable de se fonder sur une constatation
de bon sens : tout homme occupe une position unique et veille à un poste d'observation
qu'il est seul à tenir comme si, dans une tour immense percée de meurtrières
ou de trous de souris, chacun était fixé à sa lucarne, bénéficiant
de panoramas plus ou moins larges mais toujours limités, ne voyant le monde
que peu, ou mal, ne discernant qu'un lambeau de ciel, qu'un arpent de désert,
un buisson dans la forêt profonde, un filet d'eau, prenant souvent sa parcelle
de lumière pour la totalité des choses, l'interprétant à
l'aune de son bout de vision, se perdant dans ses déductions trompeuses et
pourtant sommé par son esprit de témoigner sur ce qu'il voit.
Ce texte sur la gratuité prend racines dans mon histoire personnelle. C'est
elle - engagements, expériences, lectures, conversationsÖ - qui en a créé
la motivation et fourni l'aliment. La pensée comme témoignage critique.
Non pas mise en système, mais mise en relation. Avec l'espoir que ce témoignage
atteindra d'autres hommes, d'autres centres de pensée qui sont eux aussi placés
sur un poste de guet au paysage unique, que de cette rencontre naîtra la vérification
des idées et leur enrichissement.
J'ai conscience que la confrontation avec ceux qui, dans une discipline ou dans une
autre, ont réfléchi à la gratuité - et la plupart d'entre
eux ont des titres plus importants que les miens à le faire -, pourront mettre
en défaut bien des idées que j'exprime. D'une certaine manière,
je le sollicite. Mais je sais aussi que pour soi comme pour quiconque, c'est prendre
ce risque, ou refuser de penser. Contre tout ce qui mutile cette faculté si
noble, contre les intimidations multiformes par lesquelles tant de gens sont conduits
à y renoncer, je serais comblé si, répondant à une belle
expression un peu désuète, la lecture de ce texte pouvait donner
à penser.
*
* *
Comment être utile ?
Cet essai n'est pas neutre. Il est engagé contre la conquête de l'être
par l'avoir. Les idées, les points de vue, les intuitions, les sentiments
qu'il exprime et réunit sont polarisés par cet engagement. Face aux
valeurs du marché, qu'il combat, il voudrait contribuer à renforcer
une culture de la gratuité, à en dessiner la cohérence.
S'il aide à la mobilisation des esprits - à leur mise en mouvement,
au refus de l'engourdissement sous l'hypnose des pouvoirs de tous ordres -, alors,
il est utile. S'il peut être lu non comme un traité, mais comme une
proposition, alors, il est utile.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
note de l'auteur
<< >> chapitre I
|