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Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
GRATUITÉ DES TRANSPORTS
ET SÉCURITÉ
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Article paru dans LíHumanité le 14 février 2002
On me líavait dit, mais je níy avais pas cru. Ça míavait paru trop énorme.
Et pourtant, cíest vrai. Au milieu díune foison de dispositions contestables officiellement
justifiées par la lutte contre le terrorisme, le texte benoîtement baptisé
" Loi de sécurité quotidienne " déclare la guerre
aux jeunes pauvres des grandes agglomérations à travers un article
tellement inique, tellement révoltant quíon se demande comment il a pu passer
sans quíon en fasse un cas.
Le texte stipule : " Toute personne qui aura, de manière habituelle,
voyagé dans une voiture sans être muni díun titre de transport valable
sera punie de six mois díemprisonnement et de 7500 euros díamende ". Plus précisément,
un jeune qui aura été pris dix fois dans líannée à sauter
les barrières du métro pourra être arrêté, emprisonné,
dépouillé. Dans une République dont le chef impunissable offre
à sa famille des week end de luxe dans les îles avec des liasses díargent
liquide puisé dans les caisses de líEtat (si ce níest pire !), vraiment, ces
petits salops de banlieusards ont bien mérité la taule !
Dans les grandes agglomérations, les jeunes de milieux populaires vivent la
ville sous le régime de la double peine. Díune part, leurs familles sont
chassées par la spéculation, le racisme et des politiques urbaines
de classe dans les cités malcommodes de la périphérie. Díautre
part, ils doivent payer les transports urbains deux à trois fois plus cher
que les gosses de riches dont les familles occupent les centre-ville. Comme ces gibiers
de potence éprouvent le sentiment diffus díavoir comme les autres le droit
díaller et venir dans leur agglomération, même síils níont pas un sou
en poche, ils líexercent. Cíest désormais puni de prison.
Or la tarification des transports publics urbains, notamment en région parisienne,
est un chef díúuvre díiniquité marchande. La classe dominante veut bien voir
ses subalternes à la tâche dans ses entreprises, mais pas flanant dans
les rues de ses quartiers. Et le service public feint de croire que les kilomètres
épuisants quíon fait deux fois par jour pour répondre au bon plaisir
de nos maîtres sont de même nature que les voyages qui nous conduisent
aux bains de mer. Plus tíen fais, plus tu payes ! En líabsence de proposition politique
audible pour corriger cette injustice, les comportements individuels contournent
ce qui est ressenti de façon diffuse comme une anomalie. Mais chacun sait
bien que sauter une barrière de métro ne menace la sécurité
de personne. Chacun voit bien aussi que ces escadrons díuniformes forcément
inefficaces, souvent apeurés et chaque année plus massifs qui nous
attendent aux issues du métro créent une tension, une agressivité
palpables, quíils transforment des actes anodins en moteur à produire du "
sentiment díinsécurité ". Que cherche-t-on en punissant de prison
les jeunes pauvres qui montent en ville ? A en faire pour de bon des associaux ?
A mettre le feu partout ? Pendant ce temps là, le promoteur dont la fortune
double parce quíon ouvre une station de métro à proximité de
ses immeubles, líhyper-marché qui pour la même cause aspire soudain
des milliers de consommateurs en plus, líemployeur qui bénéficie díun
réseau de transport lui amenant chaque matin sa cargaison de salariés,
le rentier des beaux-quartiers dont la fortune immobilière préservée
de la proximité des sales pauvres prospère bourgeoisement, on leur
fait quoi ? On leur donne la légion díhonneur ?
Rêvons un peu. Rappelons-nous díabord, puisque nous parlons du droit díaller
et venir, que les grandes agglomérations construisent et entretiennent, pour
des sommes considérables, un vaste réseau de rues et de voies qui sont
díaccès gratuit, et nul ne réclame quíon établisse des péages
pour les faire financer par les seuls passants. Est-il absurde díimaginer quíon aille
dans ce sens pour líusage des transports publics urbains ? Financement mutualisé
de líimpôt, taxation des profits fonciers et immobiliers, contribution patronale,
suppression du zonage qui pénalise les quartiers périphériques,
gratuité au moins pour les jeunesÖ Avant de mettre sous les verrous les sauteurs
de portillons, peut-être quíon pourrait réfléchir à des
perspectives de cet ordre, peut-être que ça ne ferait pas de mal à
la politique, peut-être même que ce serait une forme assez morale de
solidarité prospective, car un jour ce sont ces jeunes qui paieront nos retraites.
Reconnaissons la vérité : une répression de classe frappe obsessionnellement
les jeunes pauvres sur des points qui níont rien à voir avec la " sécurité
quotidienne ", mais entretiennent un concubinage opiniâtre avec la conservation
des injustices ou de líordre moral. Contrôles au faciès sous prétexte
de traque aux sans papier et répression de la fraude dans les transports publics
sont les deux principales manifestations concrètes de líintimidation policière
sur la jeunesse des quartiers populaires. Supprimer cette répression et réparer
les injustices ou les hypocrisies quíelle protège, cíest aussi dégager
des moyens pour affronter de vraies menaces sur la sécurité des gens
et des biens, cíest aussi se donner líautorité morale nécessaire pour
être entendu de la jeunesse. Quelque chose qui a rapport avec ce que les classiques
du marxisme entendaient par " dépérissement de líEtat ".
Líarticle 50 de la " Loi de sécurité quotidienne ", dans
son infamie même, amène en effet à repenser ce que pourrait être
une réponse communiste à ce que líidéologie dominante nomme
la " sécurité quotidienne " mais qui est en réalité
la question politique essentielle de líordre public. La lignée marxiste a
depuis des lustres mis en évidence les contradictions structurelles qui caractérisent
le maintien de líordre dans les sociétés de classes. Ces sociétés
génèrent en permanence de líinjustice, du déséquilibre,
de la violence, et cíest cet ordre-là, pas un autre que la force répressive
de líEtat a pour mission de maintenir. Mais en même temps, comme cette société-là
est également la société tout court, celle où nous vivons
tous, le maintien de líordre permet au simple citoyen de sortir dans la rue sans
se faire égorger, ni voler le fruit de son travail. Et du coup, en attendant
que síapaisent par díautres voies les tensions provoquées par líinjustice,
tout être sensé souhaite être protégé des bandits
par la force répressive de líEtat . Le nier serait se payer de mots.
Comment des communistes peuvent-il se sortir positivement de cette contradiction?
Premier axe, celui qui fonde la spécificité communiste en matière
díordre public : le dépérissement de líEtat. De la même manière
quíen imposant les droits de líhomme, les révolutionnaires de 1789 faisaient
en même temps " dépérir " la répression des
hérétiques ou la censure des livres et des journaux, les communistes
díaujourdíhui doivent identifier et faire dépérir les champs de líactivité
répressive de líEtat purement et simplement ordonnés à mater
la révolte individuelle contre des injustices ou des hypocrisies criantes.
Par exemple líarticle 50 de la loi de sécurité quotidienne, la traque
aux sans papier, voire la pénalisation du canabisÖ
Deuxième axe : " faire classe " autour de la jeunesse populaire.
Ils sont nos enfants, nos jeunes frères, nos jeunes súurs. Reconnaissance
ne signifie pas absolution pour les tracas et les menaces causées par le crime
ou la délinquance. On punit aussi ses enfants quand ils empoisonnent la vie
de la famille. Mais ne faisons pas comme si nous ne voyions pas les causes sociales
des déstructurations individuelles qui conduisent certains des nôtres
à commettre des méfaits, ne construisons pas des punitions qui les
transformeraient à jamais en ennemis de la société, combattons
les représentations qui désignent la jeunesse " des quartiers
", nos enfants, comme un corps étranger, une menace extérieure.
Cette " reconnaissance de classe " joue pour la prévention, pour
la réinsertion et dans les formes de la répression elle-même.
Elle est particulièrement urgente là où elle est le plus profondément
mise en doute, cíest à dire chez nos jeunes compatriotes qui ont des origines
familiales dans les anciennes colonies.
Troisième axe : " faire classe " contre la délinquance de
fait ou de droit de la bourgeoisie. Il níest pas indifférent et même
très criminogène que des tenants du pouvoir politique ou économique
se fichent comme díune guigne du respect des lois quíils imposent aux autres. Leur
responsabilité dans líeffondrement de líesprit civique et la multiplication
des méfaits est majeure. Sans compter la manipulation des textes à
leur profit, comme cette ahurissante décision du Conseil constitutionnel,
qui anéantit le principe du droit au travail, pourtant inscrit en toutes lettres
dans la Constitution, au nom díun prétendu " droit díentreprendre "
qui níy a jamais figuré. Sans compter la spoliation légale, protégée
par un océan de lois et de forces, que constitue líexploitation du travail
par le capital.
Ces trois axes permettent díimaginer une politique de líordre public qui prend acte
du besoin de sécurité, mais bouge avec les mouvements de la société,
avec sa capacité éventuelle à sortir de ses contradictions.
Ainsi, les communistes sortiraient du rang et seraient politiquement utiles. Peut-être
quíune grande campagne populaire contre líarticle 50 de la Loi de sécurité
quotidienne et pour le libre accès de nos jeunes aux transports urbains ne
nuirait pas à leur influence, y compris dans les échéances électorales
qui síannoncent. Peut-être même quíelle les rendraient plus crédibles
quand ils réclament parallèlement des moyens supplémentaires
pour la protection des personnes.
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