centre de recherche sur
la gratuité
Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
GRATUITÉ/LOGEMENT
Débat paru dans le mensuel Regards en septembre 2001 (les modifications
qui ont été apportées à ce texte par la rédaction
de Regards dans la version publiée ont été effectuées
sans consultation avec moi).
En avril dernier, des militants du mouvement social, des élus, des
intellectuels rendaient public un appel en faveur de la gratuité du logement
social (1). Cet appel a suscité de nombreuses discussions. Nous les poursuivons
avec un des signataires, le philosophe Sagot-Duvauroux auteur díun ouvrage sur la
gratuité (2) et Catherine Tricot, architecte, qui en conteste le principe.
CT - En préalable je dirais, on sera sans doute d'accord sur ce point,
que la gratuité níexiste pas. En dehors de l'air que nous respirons - et pour
combien de temps - tout est payé quelque part. La revendication de gratuité
ne se confond pas avec celle de service public comme nous pourrions l'exiger pour
l'eau.
JLSD - Non, je ne suis pas d'accord. La gratuité existe. D'abord dans
le champ de biens essentiels qui ne sont gérés par le marché
quíà la marge : l'air, l'amour et le sexe, la contemplation des paysages,
la conversationÖ La gratuité existe aussi parce que certains biens sont produits
hors temps vendu et distribués hors marché, comme les services gratuitement
effectués et proposés par la vie associative. Et quand le cuisinier
professionnel invite des amis chez lui, son plat est gratuit, leur plaisir aussi.
La gratuité, c'est tout simplement le libre accès à un bien.
Et cela vaut bien sûr pour les biens qui sont d'accès gratuit par mutualisation,
même síils ont en amont un rapport avec le marché. Lí étranger
de passage ne paye pas d'impôts en France, mais y bénéficie de
l'éclairage public. Ces gratuités me sont acquises de droit, non pas
en fonction de ce que jíai, mais à cause de ce que je suis, un être
humain, un citoyen français, un habitant de Fontenay-sous-BoisÖ
CT ó Je ne considère pas comme secondaire dans la réflexion de distinguer
la gratuité des fleurs des champs et celle de la lumière des villes,
de distinguer le temps privé et celui qui se situe dans la sphère économique.
Cette distinction nía díailleurs pas forcément pour fonction de magnifier
líun et de diaboliser líautre. Le travail ménager par exemple - le plus souvent
accompli par les femmes - est gratuit, il níen est pas moins une forme díexploitation
et de domination poussée à son maximum. Les agriculteurs tentent de
faire reconnaître leur fonction sociale dans líentretien des beaux paysages
qui permettent aussi de ramasser gratuitement des bouquets de jonquilles. La non
rétribution de services bien réels comme líaide aux devoirs, líaccompagnement
des malades et des personnes âgées, Ö níest pas non plus forcément
une panacée. La quasi gratuité des matières premières
ou des vêtements de chez Tati est quand à elle payée par les
habitants du Sud, etc. Les lumière de la ville comme líécole, la télé,
internet ou les soins médicaux peuvent être gratuits pour celui qui
en a líusage, mais ils sont payés par la communauté, par la publicité,
par les cotisations sociales, par des bénéfices différés.
Mais ils sont bien payés. Líindifférence à la question qui paye
est une indifférence troublante. Particulièrement quand elle vient
de la tradition marxiste.
JLSD - La distinction entre la " gratuité des fleurs des champs "
et la gratuité par mutualisation est évidemment utile. Néanmoins,
la perspective communiste prend du nerf en mettant à jour líexistence díun
front relativement cohérent du gratuit quel quíil soit, contre le marchand.
Front, frontière de chaque côté de laquelle on rencontre des
forces sociales et des familles de représentations engagées dans des
visions antagonistes de la société. Le sens commun considère
quíil níest pas " normal " de vendre son activité sexuelle et quíil
níest pas non plus " normal " dans un pays comme la France de mourir devant
une pharmacie : " Mon corps níest pas une marchandise ! Ma santé níest
pas une marchandise ! " Ce bloc de représentations crée une solide
résistance face aux appétits du marché capitaliste qui dispose
lui aussi díun arsenal díévidences ancrées dans le sens commun.
" Distinguer le temps privé et celui qui se situe dans la sphère
économique " ? A côté du salariat, il existe en effet díautres
formes díactivité contrainte. Tu as également raison de noter que système
capitaliste tente díinstrumentaliser tout une série díactivités bénévoles.
Mais ça níefface pas ce dont je parle : la libre activité existe aussi,
elle produit des biens díusage et ces biens díusage sont très souvent hors
marché. Pourquoi est-ce que ce point a de líimportance ? Parce quíil nous
permet díexpérimenter dès maintenant que le marché níest pas
la seule façon de produire et de distribuer les biens répondant à
nos besoins, que líactivité humaine ne se développe pas uniquement
sous la contrainte, que le communisme, on sait faire et que cíest bon. Il me semble
quíil y a derrière ça des enjeux puissamment mobilisateurs, notamment
en une époque où líexplosion de la productivité et líapparition
de technologies mal adaptées aux enclos du marché permet díenvisager
un développement jamais vu du temps libre et de la libre activité.
Tu demandes enfin : qui paye ? Un mot díabord pour écarter du champ ce que
tu appelles de façon bien étrange " la quasi gratuité "
des matières premières, des vêtements de chez Tati ou de la publicité.
Il síagit là de biens à 100 % marchands, payés à 100
% par líachat de la marchandise et au prix du marché ; cíest bien là
le problème ! Maintenant, qui paye les gratuités socialement organisées
? Réponse classique : la cotisation solidaire (jíy inclus le fisc), que líorientation
communiste tend à moduler en taxant autant que possible les profits extorqués
par le capital. " Qui paye ? " est aussi une question " technique
" : les ressources existent-elles à suffisance pour que líaccès
à un bien sorte ou commence à sortir de la régulation marchande
? Concernant le logement, il y a déjà les sommes que réunit
líéchafaudage des allocations diverses, le 1 % patronal, la loi Besson-GayssotÖ
On peut également escompter comme des ressources possibles la taxation de
la spéculation foncière et immobilière, une utilisation sociale
du système public de crédit, des économies sur les gâchis
du système actuel (corruption, dégradations, démolitions, ségrégation).
Notre proposition díune vraie sécurité sociale du logement síest alimentée
de ce réel là.
CT - Je ne suis aucunement réticente à líidée de gratuité
pour líusager. Líutopie communiste " A chacun selon ses besoins " reste
mon horizon. Mais le communisme du siècle passé - ses erreurs, ses
impasses et ses crimes - exige une rigueur critique vis à vis du passé
et davantage de précaution avec la manipulation des idéaux. Nous ne
pouvons échapper à une analyse critique de certaines expériences
de gratuité navrante. Je me souviens de Moscovites vivant les fenêtres
ouvertes parce que le chauffage urbain était " gratuit " ! La critique
des processus bureaucratique ne peut non plus être évacuée. Or
une des caractéristiques de la bureaucratie cíest de ramener à du pauvrement
quantifié des réalités bien plus complexe. Le logement est de
ces biens qui ne sont certainement pas réductibles à des critères
techniques (M2 , nombre de pièces et autre). Cíest si vrai que personne ne
loue un appartement sans líavoir visité.
JLSD - Je crois que la gratuité níest pas ce sur quoi les citoyens des
anciens pays communistes étaient le plus réticents. Néanmoins,
tu as tout à fait raison de tíinterroger sur les échecs de ce système,
y compris dans ce domaine. Pourquoi, à líinverse, líécole gratuite
ou la sécurité sociale ont-elles été aussi fortement
intériorisées par le peuple français ? Pourquoi le coulage notoire,
peut-être inévitable, quíelles génèrent est-il globalement
considéré comme préférable aux gâchis que provoquerait
líaccès marchand aux soins ou à líinstruction ? Voilà des questions
qui peuvent utilement accompagner notre critique commune du soviétisme. Quant
à choisir son logement, cíest aujourdíhui si souvent par défaut ! Je
ne vois pas en quoi notre proposition impliquerait une régression sur ce point,
ni pourquoi elle empêcherait par nature de mieux répondre quíaujourdíhui
à ce profond désir.
CT - Nous devons réfléchir à des critères qui justifient
la revendication de gratuité. Sinon pourquoi proposer le logement social gratuit
et pas les vêtements gratuits, la nourriture gratuite, le cinéma gratuit.
etc. Quatre critères me semblent devoir être réunis pour justifier
profondément " la gratuité " díun bien :
1. A vocation à la gratuité ce qui nécessite des investissements
collectifs. Líécole, líhôpital, les transports, etc. sont typiquement
de ce registre.
2. La question de lëéconomie des ressources naturelles me semble déterminant.
Líeau, líélectricité, le territoire, etc. ne peuvent être gratuits.
A vocation à la gratuité ce qui ne génère pas de gaspillage.
3. Les conditions politiques díun accord avec une revendication ne peuvent non plus
être évacuées. A vocation à la gratuité - c'est
à dire au financement par l'impôt ou par la mutualisation - ce qui peut
être redistribué entre tous. Sinon nous sapons politiquement le principe
de redistribution par líimpôt qui justifie également la progressivité
de líimpôt.
4. Enfin jíajoute un dernier critère politique, qui relève díun choix
délibéré, publique : A vocation à la gratuité
ce qui participe aux développements des individus. Jíai en tête la formation,
la santé, la ville, la culture.
JLSD - Ces critères me laissent perplexe. Le remboursement des médicaments
par la sécu ne constitue pas un investissement. Il faut, cíest vrai, économiser
les ressources naturelles, mais pourquoi pas des quotas gratuits díélectricité
ou díeau pour les besoins nécessaires à la vie courante, quitte à
réguler par les prix la consommation supplémentaire ? Beaucoup de mutualisations
ont pour objectif non pas une redistribution entre tous, mais líégalité
de tous devant un risque qui ne frappera que certains. Où placer la limite
des biens qui participent " au développement des individus " ?
Sur un plan théorique, la perspective marxiste n'exclut aucun bien produit
par l'activité humaine du principe de gratuité exprimé dans
la célèbre définition du communisme : de chacun selon ses capacités,
à chacun selon ses besoins. S'il faut absolument imaginer des critères,
je dirais plutôt des repères, en voici un qui se situe dans le mouvement
de la vie et me semble pertinent : le marché, même modulé par
des dispositifs sociaux, se révèle incapable de répondre à
un besoin vital ressenti comme un droit et la société se trouve dans
la nécessité de trouver d'autres solutions. Quand le rapport de force
avec le marché aboutit dans les consciences à une telle constatation,
il me semble que les communistes doivent sortir leur communisme. C'est ce que nous
avons tenté pour le logement.
CT : Il est impensable que des gens soient sans toit. Mais il est totalement impensable
que des jeunes, des femmes et des hommes níaient pas de revenu pour vivre vraiment.
Cíest cette conscience là qui me semble émerger avec toutes les revendications
qui portent ó hélas !- des noms différents : augmentation des minima
sociaux, revenu díexistence, sécurité emploi formation, etc. Toutes
posent cette question essentielle au cúur de líautonomie et de la dignité
des personnes. Ces revendications obligent aussi à un regard critique sur
notre histoire communiste : il faut rompre avec le contrôle social. Il faut
laisser chacun choisir de sa vie et donner des revenus qui permettent de choisir.
Ce níest pas à nous de décider ce qui est le plus important : les baskets,
le logement, la musique, la route, le cinéma, Internet, le foot, líalcool
etc. Je soutiens donc la création díun véritable revenu qui permette
de vivre et non de survivre en passant son temps à courir les aides sociales.
Le logement est une des exigences pour vivre. Mais je redoute quíen polarisant sur
cette seule question non seulement ó je viens de le dire -- nous passions à
travers celle plus large des moyens vivre, mais que nous passions totalement à
travers une autre revendication qui est celle du droit à la ville. Les gens
ne veulent pas seulement un toit, ils refusent les cités dégradées,
loin des villes. Les parcs HLM les plus dégradés se vident parce que
les gens ne veulent plus y vivre. Cette dimension essentielle est totalement ignorée
dans cette revendication de gratuité du logement social. Pire à mes
yeux, elle masque encore les enjeux urbains que seuls les Verts perçoivent.
Les piètres résultats des dernières municipales imposent un
changement radical díapproche de la ville. Il ne peut síagir de continuer à
aborder les questions en quantité. Il faut enfin les prendre dans leur totalité
: besoins objectifs et subjectifs, besoins essentiels de liberté, díautonomie
et de choix.
JLSD - Le marché est là. Il níest pas le diable. On lui doit díimmenses
progrès dans la production et la distribution des richesses. Et on nía pas
fini díy recourir. Cíest pourquoi les communistes militent aussi pour líaugmentation
des revenus et pour líinstauration de moyens financiers permettant à tous
de jouir autant que possible des biens marchands. Cependant, quand les rapports de
force le permettent, sortir un domaine de líexistence des contraintes marchandes
constitue une avancée de civilisation díune tout autre envergure. Un champ
de besoins est libéré. Un dessein collectif se dessine. La société
tout entière síélève. On sait quíau moins les enfants iront
à líécole, que malade, on sera soigné, que demain peut-être
il deviendra impossible díêtre chassé de son logement pour manque de
revenus. " Rompre avec le contrôle social " en síen remettant à
la régulation de líargent, même mieux distribué ? A la limite,
Georges W. Bush lui aussi propose de reverser du revenu aux contribuables et de diminuer
les services gratuits au motif que " ce níest pas à nous de décider
ce qui est le plus important : les baskets, le logement, la musique, la route, le
cinéma, Internet, le foot, líalcool etc. ". Utiliser la prime de rentrée
scolaire pour les baskets, líalcool, le foot ou les cahiers ? Ou bien instaurer la
gratuité des fournitures et utiliser líargent disponible, sur la place du
marché, quand líesprit est enfin libre ? Le choix - notion quíil níest pas
inutile díutiliser avec quelque distance - níest pas seulement affaire individuelle.
Les peuples aussi choisissent leurs desseins. Et la preuve est faite que les individus
qui les composent sont tout à fait capables díintérioriser ces choix
collectifs, de les apprécier, de síorganiser pour les défendre.
Notre proposition díinstituer un service public de logement dans une perspective
de gratuité est triple :
1/ Gratuité dans les moments de la vie où les revenus sont trop faibles
pour payer un loyer (mutualisation universelle du risque díêtre sans toit).
2/ Cotisation à un " compte díaccès à líusufruit "
dans les moments de la vie où les revenus le permettent. Cette cotisation,
adossée à un service public du crédit, ne peut en aucun cas
être moins avantageuse que líaccès à la propriété.
Comme tout remboursement de crédit, elle a une fin. Líaccès au service
public du logement est sans condition de ressources.
3/ Les charges et líentretien restent payants pour chacun et collectivement gérés
par les habitants.
Ce dispositif ouvre sur la gratuité tout en tenant compte du réel.
Il ne résout pas tout les problèmes, mais il constitue à notre
avis un palier essentiel vers une nouvelle relation des habitants à leur logement
et à leur ville. Il change le rapport de force vis à vis de la spéculation
foncière et immobilière, ennemi n° 1 de toute politique de déségrégation
sociale et raciale. Il ouvre la voie à une élévation de líexigence
sociale par rapport à la qualité de la vie et de líhabitat, ce qui
est díabord affaire de volonté populaire, puis de solutions techniques.
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