Jean-Louis Sagot-duvauroux
Pour la gratuité
Essai
I
La plupart du temps, les rayons du soleil échappent aux lois du marché
et la lumière qu'ils répandent sur chaque matin de la Terre ne fait
pas acception des comptes en banque. Bien sûr, il y a les yeux qui refusent,
les grincheux, les porteurs de raybans, les noctambules ; il y a des yeux qui ne
savent pas voir - trop nigauds ou mal éduqués - ; il y a aussi les
yeux de l'aveugle, les yeux crevés, les blessures irrémédiables
du corps. De chaque úil selon ses capacités à chaque regard
selon ses désirs. La lumière du soleil est gratuite.
Ainsi, ce que saint Benoît avait imaginé dans les privations du monastère,
ce que Staline voulait construire en caserne et par la trique, le rêve antique
du communisme s'accomplit chaque matin dans la profusion, de préférence
au mois d'août, et à la joie d'une forte majorité des bénéficiaires.
Il ne faut pas rêver. On ne vit pas de lumière et d'eau fraîche.
Et pourtant, cet exemple simple mais massif d'un bien universellement dispensé
rappelle quelques scies de la sagesse populaire. On dit : "L'argent ne fait
pas le bonheur". Sauf maniérisme de salon, il n'y a pas d'esprit normalement
constitué qui ne souscrive à cette puissante banalité. On dit
aussi, en creux, par dépit : "Tout se vend, tout s'achète".
Ces phrases sont affirmées, il faut le noter, dans toutes les classes de la
société. Les méchantes langues relèveront un ton plus
cynique - nostalgie ? - dans les salons bourgeois, de l'amertume ou de la revanche
quand elles sont dites avec l'accent des faubourgs. Mais enfin, il existe bien, un
peu partout, un puissant attrait de la gratuité, le sentiment profondément
enraciné que sans les choses inachetables - celles qu'il faut donc à
tout prix préserver du marché -, sans les choses gratuites, la vie
perd son goût. Et ce sentiment partagé naît d'une expérience
commune - la lumière du soleil en est un exemple -, qu'on pourrait aussi appeler
communiste au sens multimillénaire du terme, puisque l'utopie communiste,
c'est justement la société imaginaire où tous les biens dont
l'homme a besoin pour vivre et construire son éventuel bonheur sont produits
à suffisance et gratuitement délivrés.
L'univers du marché, celui où, par définition, tout se vend
et tout s'achète, sent bien que spontanément le consommateur qui est
aussi un être humain, attache souvent plus de prix, accorde davantage
de valeur à ce qui reste gratuit, inaliénable. Aussi, placé
dans la nécessité de répondre à cette concurrence idéologique,
le marché - qui se confond désormais avec le marché capitaliste
- a tenté, dans ces dernières années où il s'est tellement
étendu, de trouver des parades en donnant des étaies morales à
ses conquêtes. On a vu des jeunes filles et des jeunes gens étudier
le meilleur moyen de se vendre, fiers quand ils y parvenaient, désolés
et vaguement honteux lorsque par une résistance incontrôlée de
l'esprit, cet art leur restait étranger. Le gagneur (gagneur d'argent, gagneur
de places, car il y a beaucoup de choses à gagner et qui ne sont pas comprises
dans cette acception du terme) a été présenté comme modèle
à la société. L'Évangile même, par d'extravagantes
contorsions mentales, est sollicité pour justifier la polarisation croissante
de la société entre élite et rebut et Georges Gilder, un des
gourous du reaganisme, proclame que dans le capitalisme, qui "repose sur la
confiance dans ses voisins, dans la société et la logique compensatrice
du cosmos /Ö/, la morale et la Providence président aux aventures de
la raison." (in Richesse et pauvreté).
Mais sans égard pour la divine caution, c'est tout naturellement qu'on
affecte à la gratuité - ce communisme pratique - des valeurs obstinément
positives. Entre "Ça ne vaut rien" et "C'est gratuit",
deux expressions qui pourraient être synonymes, il y a l'épée
de feu qui chasse Adam et Eve de l'Éden. Partout où l'on parle d'honneur,
de dignité, de générosité, d'amour, de compassion, d'hospitalité,
de courage, le marché doit céder le pas. On peut sans doute en acheter
tous les simulacres - de la tragédie au mélodrame, la littérature
est pleine de ces tristes aventures, et la vie aussi -. Il reste néanmoins,
issue d'une expérience aussi universelle que le bon sens cartésien,
une conviction diffuse répandue dans la société tout entière
: seules les choses gratuites donnent sa valeur à la vie humaine.
A cette conviction, il faut ajouter une bonne nouvelle : la gratuité n'est
pas seulement une nostalgie de poète, ni la butte témoin de civilisations
perdues, ni l'aimable utopie de moralistes déçus par l'argent ; elle
existe bel et bien ; elle tient des positions concrètes, solides dans la vie
des hommes, dans leurs représentations, comme dans l'organisation économique
de grandes nations modernes. Quoique partout menacée, elle continue à
s'imposer et parfois même, elle conquiert de nouveaux territoires. L'école
gratuite ou la sécurité sociale, attaquées, en recul, tiennent
bon malgré l'asphyxiant corset du libéralisme. Silencieusement, pas
à pas, benoîtement emmitouflé dans un apolitisme administratif
de bon aloi, mais s'appuyant en secret sur la sourde approbation d'une société
brutalisée par l'argent, une institution comme le Conservatoire du littoral,
arrache à la spéculation foncière des morceaux de paysages qui
sont ainsi rendus à la communauté des citoyens et à la liberté
des oiseaux de merÖ
Comme si elle puisait ses forces plus profond dans l'être humain et dans la
mémoire secrète des sociétés, la gratuité exerce
sa résistance avec une relative indifférence aux bouleversements de
l'histoire immédiate. Bien sûr, le règne de l'Empire marchand
la met directement en cause et fait peser sur elle une menace mortelle. Mais en dépit
de l'immense pouvoir qu'il étend sur le monde, malgré son éclatante
victoire contre le communisme, il doit biaiser, ruser et ne se risque pas à
décréter l'abolition pure et simple des gratuités établies.
Cette constatation peut être utilement confrontée avec la question majeure
posée par le XXe siècle à l'organisation des hommes, celle que
la déroute des régimes communistes et l'alignement des pouvoirs sociaux-démocrates
laisse aujourd'hui sans réponse : la faisabilité d'une authentique
transformation sociale. Autrement dit : la gratuité offre-t-elle un levier,
une arme efficace contre l'assujettissement de la société aux rapports
sociaux établis par le règne capitaliste et l'envahissement du marché
? Peut-elle se traduire en objectifs concrets, en succès politiques ? Et en
premier lieu : sa mise en úuvre permet-elle d'imaginer une alternative aux
deux tares qui ont entraîné la ruine du socialisme réel
: le totalitarisme et la dictature ?
Le totalitarisme.
Un point de vue messianique a longtemps encombré la pensée de gauche.
Ce point de vue est totalitaire au sens où le projet politique prétend
intervenir sur la totalité de l'homme ; il l'est également par l'illusion
que cette totalité émergerait potentiellement toute entière
à la conscience (à ses Lumières, à sa Raison, à
sa Science), qu'elle serait ainsi potentiellement toute entière un objet d'expérience,
toute entière manipulable. Les premiers balbutiements d'une compréhension
scientifique de l'Histoire enflamment à juste titre les esprits, et l'on en
déduit d'emblée, sans détour possible, la totale feuille de
route du progrès. En 1968, on annonçait que "tout est politique"
; c'était révéler à Monsieur Jourdain qu'il fait de la
prose, car toute action humaine est forcément colorée par des déterminations
collectives donc politiques ; mais ce truisme ne doit pas faire oublier que,
de la même manière, tout, chez l'homme, est biologique, psychologique,
soumis à la loi de la gravitation universelle et qu'il y a cependant un paquet
de médiations entre les choix politiques et la façon de faire son lit
! Plus récemment, un parti de gauche brigue le pouvoir, et c'est pour "changer
la vie". Quand une assemblée de députés promet le bonheur,
difficile de ne pas être déçu. La magie des démiurges
sur maroquins ne résiste pas à un accident de mobylette ou à
une bonne peine de cúur ! Encore heureux qu'en France au moins, ce bonheur
là n'ait pas été décrété obligatoire comme
ce fut le cas, pour le malheur de ceux qui n'en voulaient pas, à l'Est.
En mettant à jour et en analysant quelques unes des déterminations
qui, en effet, font l'Histoire, le marxisme donnait des armes pour agir et transformer
vraiment. On s'en empara pour tracer la ligne d'une eschatologie nouvelle inscrite
dans le destin de la collectivité humaine. C'était la découverte
de la nécessité sans la reconnaissance du hasard, le socialisme inéluctable
sur l'autel duquel tous les sacrifices étaient d'agréable odeur. Mais
si la victoire du socialisme était inéluctable, pourquoi les mouvements
communistes prévenaient-ils à juste titre contre la menace d'une guerre
nucléaire capable d'anéantir l'humanité entière et les
espérances socialistes avec ? Si la victoire des peuples contre la conquête
coloniale et l'impérialisme était inscrite dans les gènes de
l'aventure humaine, comment expliquer la disparition corps et biens des Indiens caraïbes
et de quelques autres ? Sans compter que ce pieux optimisme, cette foi dans le paradis
des peuples allégeaient la conscience des tchékistes en alourdissant
leur bras puisque paraphrasant Simon de Montfort, le massacreur des albigeois, ils
pouvaient s'écrier devant les foules du goulag : "L'Histoire reconnaîtra
les siens".
Un des piliers théoriques du progressisme totalitaire résidait dans
cette eschatologie, l'affirmation que se succèdent inéluctablement
des étapes historiques chaque fois meilleures à l'homme - esclavage,
féodalisme, capitalisme, socialisme, communisme -. Chacune de ces étapes
historique est représentée comme une globalité dont tous les
éléments seraient en quelque sorte orientés, magnétisés
par les rapports de domination entre classes sociales (sous le règne capitalisme,
hormis le happy few qui compose l'avant-garde révolutionnaire, tout
sera interprété par cette avant-garde autoproclamée comme servant
le capitalisme). Et pour verrouiller cette globalité et maintenir sa cohérence,
un deus ex machina : le pouvoir d'État. Cette simplification téléologique
des pistes ouvertes par le marxisme dans la théorie de l'histoire et de l'économie
a eu des effets profonds et dévastateurs : foi scientiste dans la capacité
à analyser, à prévoir, à intervenir, hypertrophie du
rôle dévolu au pouvoir d'État, surestimation de sa capacité
à jouer sur les rapports de force qui traversent la société
dans ses profondeurs, des illusions d'optique qui induisaient, au bout du compte,
un comportement d'apprentis-sorciers sanctionné par la ruine économique,
puis l'effondrement politique.
Plus enfouie, plus pesante, plus complexe qu'on ne l'avait analysée,
la réalité sociale et son Histoire résistent à la théorie
(au parti) qui affirme avec orgueil : "Tout est sous l'empire de notre
conscience, tout peut changer, tout a changé". Et
comme la menteuse, ce ne pouvait être que l'énervante, la cachottière
réalité, la propagande et la police se virent assigner pour mission
de la corriger, gommant sur les photographies officielles et dans la vie sociale
les personnages ou les situations qui faisaient lapsus et par l'entremise desquels
émergeait, derrière la limpide planification du progrès, le
poids du non-dit, du non-vu, du non-su, du non-officiellement désiré,
du censuré, de l'imprévu (à gauche, notamment chez les
communistes, celui qui pense bien est proclamé politiquement conscient,
sacré appel aux vengeances de l'inconscient !)
De ce point de vue, la myopie de la vulgate marxiste (les grandes espérances
de l'humanisme stalinien) quand elle analyse et traite la question nationale
est tout à fait saisissante. Pleine de l'optimisme que lui donne sa totale
conscience de la réalité - la découverte des mécanismes
économiques de l'impérialisme dont la puissante et néfaste efficacité
sur les relations humaines est en effet déterminante -, elle annonce pour
demain, sans autre forme de procès, le règne de la fraternité
universelle.
A travers l'archétype biblique du premier conflit meurtrier, conflit tribal,
ethnique, national ou tout ce qu'on voudra, jalousie mortelle qui ancre l'histoire
humaine dans l'affrontement entre le cultivateur sédentaire Caïn et son
frère, Abel le berger nomade, quel avertissement, pourtant ! La fraternité
existerait bien. Elle fonderait, en effet, une histoire commune. Mais, comme on en
fait si souvent l'expérience, elle ouvrirait aussi la possibilité d'une
cruauté et d'une violence inédites, une cruauté réservée
aux relations entre frères, avec les héritages détournés,
les jalousies tétées au sein, les haines recuites, les craintes désespérées,
les revanches macérées dans le souvenir de notre commune enfance, la
cohorte de toutes les bonnes raisons qui nous jettent les uns contre les autres et
nous rendent tellement plus féroces avec nos semblables qu'avec les
autres vivants. Négliger cet inconscient profond de l'aventure humaine, bien
antérieur à l'avènement de l'impérialisme, capable sans
doute de lui survivre durant des siècles, c'était aussi s'empêcher
un véritable travail de fraternité et se retrouver, un mauvais
jour, impuissant devant le réveil de Caïn.
Mais précédant le meurtre, plus originelle que lui, la Genèse
met en scène la souveraine gratuité de la Création, la vie gratuitement
offerte à l'homme et à la femme, les herbes portant semences, les arbres
couverts de fruits, les animaux qui rampent, qui nagent, qui volent dans le ciel
ou qui courent sur la terre, et la nudité mâle et femelle du corps humain
comme image de Dieu. Le mythe du paradis terrestre est, depuis des milliers d'années,
un symptôme du profond désir de gratuité. A travers les siècles
et les modes de production, relativement insensibles aux révolutions de l'histoire,
la résonance émotionnelle et poétique de cet archétype,
la pensée qu'il exprime trouvent un écho répété
dans les nostalgies des hommes et dans leurs espérances. N'y a-t-il pas, à
travers le vieux récit maintes fois raconté, dénoncé,
médité, rêvé, maudit, peint, sculpté, commenté,
trahi, l'indice que la gratuité, comme les tragiques contentieux de la famille
humaine, s'enracine dans les profondeurs de l'aventure individuelle et collective,
qu'elle nous structure bien au delà des aléas des luttes de classes
dans la société capitaliste marchande, l'indice d'une force souterraine
capable, parfois, de propulser l'histoire dans de stupéfiantes avancées
de civilisation.
Le mythe (l'utopie) n'est qu'un symptôme. Pour la part où il se fait
croyance, s'il prétend loger tout entier dans la conscience, il ment. Le totalitarisme
est assez naïf (assez barbare) pour prétendre vivre éveillé
la totalité du rêve. Il croit à l'utopie comme les enfants croient
au père noël et se raconte des histoires ou trépigne de
rage lorsque les cadeaux ne pleuvent pas dans la cheminée. Il invoque un salut
global, brutal, figuré par le grand soir tant attendu. Il emporte dans la
vague de son espérance la complexité de la vie humaine qui réunit
en chaque conscience, en chaque moment de l'Histoire tant de déterminations
hétérogènes et contradictoires, tant d'intuitions prémonitoires
mêlées à tant de bêtise ; il en oublie que pour le plus
ardent révolutionnaire, le grand soir sera le jour du malheur si cette nuit
là, par accident, sa compagne bien aimée passe sous un autobus. Dans
la simplicité religieuse de cette vision des choses, le salut ne peut venir
qu'en bloc, tout d'un coup. Pas d'îlot de socialisme dans l'univers capitaliste.
Et si les choses ne se passaient pas comme ça ? Si dans les paysages tourmentés
de la vie et de l'histoire humaines coexistaient le dinosaure et la colombe, la ronce
et le réséda ?
Car, en dépit de ses ardents efforts, le marché n'a pas tout envahi
; il laisse émerger d'authentiques îlots, non pas de socialisme,
mais de vraie gratuité - de communisme - ; cette gratuité est concrètement
établie dans certains domaines de la vie ; elle jouit d'une extrême
popularité et se trouve affectée d'une haute appréciation morale.
N'y aurait-il pas là matière à tracer de nouvelles frontières
où puissent se développer des transformations radicales et pourtant
non-totalitaires ? Est qu'une gratuité socialement organisée, même
quand elle est bornée par des rapports marchands qui en effet l'assiègent
et tentent de la récupérer, ne va pas infiniment plus loin dans ses
effets transformateurs pour la vie des hommes, que le marché socialiste mis
en place par les régimes communistes ?
Si l'on y regarde bien, la propriété collective et la forme administrative
de la production industrielle satisfont peut-être, sur le papier, à
quelques exigences de la justice, de l'égalité ou de la rationalité
organisatrice, mais elles restent inaptes à transformer le rapport des hommes
à la marchandise et se sont historiquement traduites par une inefficacité
mortelle et l'appauvrissement général. Tandis que la cohabitation entre
le marché capitaliste et des zones de gratuité libère réellement,
durablement certains domaines de la vie humaine, tout en laissant sa part au feu,
en abandonnant à la nature des choses, c'est à dire aux brutales
régulations marchandes, ce que l'état profond des rapports de forces
ne permettrait pas de gérer efficacement d'une manière moins inconsciente
(plus civilisée). Ce découpage, cette géographie
possible de l'économie mixte permet à la fois d'aller plus loin
et plus modestement dans la transformation sociale. Plus loin, parce que la gratuité
écarte réellement les rapports marchands dans la satisfaction d'un
besoin de la vie humaine, ce qui ne pouvait être obtenu par l'économie
socialiste de marché, ni a fortiori par la gestion social-démocrate
du capitalisme. Plus loin aussi par l'élargissement du point de vue qui permet
de couvrir d'un même regard la révolte intérieure provoquée
par la vénalisation des sentiments avec les manifestations de rue qui appellent
à maintenir la gratuité de l'enseignement, la protection des dons
de la nature et les remboursements de l'assurance maladie. Mais ce point de vue est
également plus modeste ; en désignant des objectifs concrets, circonscrits,
réalisables, non-globaux au désir de transformer cette société
injuste et cruelle (écarter l'injustice et la cruauté dans un aspect
de la vie), il mine l'illusion lyrique du salut par la politique.
Autrement dit, la transformation violente et globale de la totalité sociale
(mais enfermée dans des frontières géographiques) a montré
qu'elle ne pouvait se faire qu'à un prix exorbitant pour un résultat
en grande partie illusoire ; ne peut-on y substituer une transformation radicale
de rapports sociaux, mais dans des frontières délimitées par
les besoins chaque fois partiels de la vie humaine ? La mixité de l'économie,
non comme un saupoudrage de normes sociales (d'ailleurs indispensables) dans les
pratiques marchandes, ni comme la propriété et la gestion collective
d'activités marchandes ("nationalisations" qui elles aussi peuvent
aider aux régulations nécessaires), mais comme la constitution d'un
espace non marchand - gratuit -, suffisamment solide et bien identifié pour
produire, dans les faits et dans les têtes un rapport de forces capable de
tenir le marché capitaliste en respect, ses appétits, sa propagande.
La dictature.
Il faut revenir à ce qui la fondait dans l'esprit des pères du socialisme
réel.
Rien n'est plus coercitif qu'un compte en banque. La liberté du SMIC s'arrête
à cinq mille francs. Au delà, les valeurs et les lois de l'État,
son école, ses églises, sa police, sa justice, ses prisons pèsent
de toute leur violence et préservent avec l'assentiment du plus grand nombre
la frontière sacrée de la valeur d'échange et du billet de banque.
Chaque fois qu'un domaine nouveau entre dans l'escarcelle du marché libéral,
non seulement la collectivité perd le contrôle sur sa gestion, mais
tout l'appareil coercitif de l'État lui est automatiquement étendu
ou, pour reprendre en l'inversant l'expression bien connue, le gouvernement des hommes
vient s'ajouter à l'administration des choses. Les parcmètres, solution
libérale aux problèmes du stationnement automobile, ne sont rien sans
policier, sans amende, sans administration fiscale, sans juge, sans fourrière.
Même chose pour les autoroutes concédées qui ajoutent à
la paisible administration des ponts et chaussées, les guichets de péage
avec cachés derrière les inévitables motards pour courser le
fraudeur. Là où entrent l'argent, le prix, la marchandise, là
entre inévitablement le lourd bras de l'État. Quelle différence
avec l'univers de la gratuité, et qu'il serait poétique, le gendarme
tenté de mettre à l'ombre les amateurs de soleil ! La gratuité,
c'est déjà un îlot de société sans classe, sans
État. En d'autres termes, pour la part où elle échappe à
la dictature du marché, la vie humaine échappe aussi à toute
autre coercition que ses propres limites.
Le núud de ce paradoxe, c'est l'assentiment, le consensus qui entoure l'argent,
et combien chacun intègre en conscience la violence d'État qu'il
cache dans son portefeuille ou derrière le code secret de sa carte bancaire.
Toute la violence sociale est là. Mais protégée, admise, naturalisée.
C'est ce qui rend si tentante la régulation par l'argent (péages d'autoroute,
parcmètresÖ) Elle apparaît vite comme normale et finalement relativement
indolore puisque le gros bâton qu'elle utilise a déjà globalement
fait son úuvre dans les consciences. Reste à la Providence gilderienne
le soin de gérer et si nécessaire de réprimer les impatiences
de ceux que le sort a déshérité.
Face à cette violence naturelle qu'ils avaient démasquée,
les progressistes révolutionnaires et notamment les communistes, en attendant
qu'advienne le règne général de la gratuité, proposèrent
une autre violence, une violence déclarée à laquelle ils donnèrent
- ce qui avait du chien - un nom violent : la dictature du prolétariat. Sur
le papier, c'était une réponse efficace et légitime à
la violence sournoise, mais omniprésente des rapports sociaux capitalistes.
Le mur de Berlin, dont chaque année le régime de R.D.A. fêtait
solennellement l'édification, protégeait la République des ouvriers
et des paysans allemands contre l'exode des cerveaux gratuitement formés pour
le service du peuple laborieux. Il y avait de la logique dans ce point de vue. Sauf
qu'il se traduisait à un moment donné par un policier tirant sur un
homme et le tuant pour franchissement de frontière, ce devant quoi le plus
mou des internationalistes aurait dû s'écrier : le roi est nu !
On réévaluera sans doute, et peut-être assez rapidement, les
conséquences de cette dictature : d'un côté, une étonnante
sécurité dans des domaines essentiels de la vie (emploi - si l'on excepte
les rétorsions contre les opposants -, santé - dans la mesure d'un
développement économique moins rapide -, éducation et culture
- pour ce qu'une dictature peut en supporter -, coexistence et développement
relativement égalitaire entre des nationalités différentes -
sous réserve qu'assurée par la force ou la propagande, ils restaient
bien fragiles -) ; de l'autre, la présence visible, permanente, insupportable
de la contrainte.
Comme on l'a tant répété à l'extrême gauche : quand
on a la poche vide, la liberté de regarder une vitrine pleine est bien maigre.
Mais enfin, en dehors d'une moins grande capacité à produire des marchandises,
ce qui n'est pas forcément un péché mortel, le socialisme réel
se développait sous un lourd nuage : la contrainte matérialisée
dans le refus du suffrage universel et contradictoire. Sans cette jauge de l'assentiment
populaire, la courageuse déclaration de violence contre la violence des formes
capitalistes du marché perdait ses corsaires qu'elle remplaçait par
des flics. Ce qu'on assassinait, ce n'étaient pas seulement des libertés
- le rétablissement mondial du règne capitaliste a-t-il d'ailleurs
interrompu le massacre ? -, mais, de façon plus générale et
plus diffuse, le sentiment de la liberté sans lequel la joie de vivre est
bien difficile.
Résultat, certaines de ces sociétés jouissaient d'une indiscutable
extension de la gratuité totale ou partielle (logement, éducation,
santé, transports publics, spectacles, etc.). Et la quasi gratuité
du logement, par exemple, c'est la fin des huissiers, des saisies, un bon rempart
contre les ghettos et l'insécurité des quartiers abandonnés,
un début de dépérissement de l'État. Mais la coercition
qui avait quitté la porte des appartements rôdait dans les cages d'escaliers,
les huissiers veillaient au seuil des consciences et la liberté que donnent
les choses gratuites s'évanouissait dans l'engourdissement d'une soumission
générale.
La magie de la démocratie saura-t-elle dénouer le paradoxe ?
Il faut d'abord évacuer le fétichisme qui entoure le mot depuis qu'il
est devenu la bonne à tout dire du capitalisme américain. Quand un
responsable politique invoque la souveraineté populaire pour justifier ses
décisions, il y a, d'une certaine manière, un jeu sur les mots. La
vérité, c'est qu'un référendum cristallise en loi l'opinion
d'un instant, c'est qu'une élection met en place pour cinq ans une majorité
qui sera peut-être honnie six mois plus tard. La démocratie institutionnelle
- un champ très limité dans le possible de la démocratie - se
résume essentiellement à l'organisation de procédures d'assentiment
majoritaire à l'exercice du pouvoir d'État. En d'autre termes, quand
il s'agit des institutions de l'État, la démocratie réside
surtout dans l'acceptation plus ou moins consensuelle d'une règle du jeu,
moyennant quoi le pays connaît la paix civile - ce qui n'est pas rien - et
une relative tranquillité sociale. Mais la tranquillité sociale, c'est
aussi l'intériorisation, la naturalisation des injustices et des violences
exercées par la classe dominante et l'État plus ou moins considérées
comme normales, fatales, naturelles. Le suffrage universel n'aurait-il pas
une tendance naturelle au conservatisme ?
Une grande part de l'úuvre théorique et de l'action politique développées
par Lénine s'attachait à résoudre le problème. Il partait
de la constatation, globalement vérifiée, que les idées dominantes
sont les idées de la classe dominante. Comme elle sont dominantes, elles se
confondent avec le bon sens (un de vos amis vient d'être embauché ;
de son patron, il vous dit : "il m'a donné du travail". Si vous
lui objectez que le patron ne lui a nullement "donné du travail",
mais a plutôt "acheté sa force de travail", vous apparaîtrez
comme un esprit paradoxal, idéologique. Et pourtant, vous aurez bien
mieux décrit la réalité). Or jamais on n'a vu une majorité
se prononcer contre le bon sens.
Lénine propose et impose la prise du pouvoir par une avant-garde, puis l'utilisation
de ce pouvoir pour briser la domination économique du capitalisme, avec l'espoir
que les classes majoritaires - ouvriers, paysans - étant devenues les classes
dominantes, l'assentiment du suffrage démocratique puisse suivre. Or,
libéré par son choix dictatorial d'une règle du jeu renvoyée
aux surlendemains qui chantent, le pouvoir bolchevique - qui était aussi un
corps administratif, une police, une armée, un appareil d'État - n'ira
plus jamais chercher cet assentiment et s'enfoncera peu à peu dans le mensonge,
puis dans le crime. D'un côté, la voie de l'assentiment majoritaire
serait par essence conservatrice et inadéquate à briser les injustices
établies. De l'autre, sans ce type de procédures, la plus héroïque,
la plus prophétique des révolutions serait vouée à la
décrépitude et à l'effondrement. La difficulté est réelle.
La thèse développée ici repose sur la constatation qu'il existe
des îlots persistants de gratuité qui produisent eux aussi, à
côté des évidences du marché (tout ce qui est rare
est cher), leur part de bon sens (l'argent ne fait pas le bonheur). Cette
expérience concrète s'étend non pas sur des zones géographiques,
mais sur des pans de la vie humaine. Et même si elle cache des enjeux considérablement
plus aigus chez ceux qui profitent le moins des biens présentés sur
le marché, elle est commune à tous les membres de la société.
N'y a-t-il pas là matière a reconsidérer le fonctionnement des
combats et des rapports de forces idéologiques, peut-être beaucoup plus
complexes, beaucoup plus entremêlés, beaucoup moins courus d'avance
qu'on ne l'avait dit ou cru ?
Quelle que soit sa situation dans l'échelle sociale ou dans les rapports de
production, chaque être humain porte en lui la frontière, le conflit
qui oppose l'appropriation marchande et la gratuité. Cette frontière
est relativement étanche. Elle crée une hétérogénéité
réelle dans la représentation des territoires qu'elle sépare.
Elle transforme vraiment la pratique selon qu'un aspect de la vie est placé
d'un côté ou de l'autre. Être engagé dans les croisades
du libéralisme marchand n'empêche pas d'accorder une valeur absolue
à la gratuité de l'amour ou aux plaisirs de la libre promenade dans
le grand et beau domaine de la forêt publique. Les représentations antagonistes
coexistent, cohabitent dans la même tête et, chose assez surprenante
- en tout cas très instructive -, se contaminent assez peu. Cette expérience
commune à tous, qui interdit à quiconque de porter unilatéralement
ses représentations du côté du marché, on ne peut pas
faire comme si elle n'existait pas. Elle existe. Elle est centrale. Toute vraie aventure
humaine en dépend. Et c'est une sacrée matrice à mettre les
esprits en mouvements.
Ainsi, l'universalité de l'attrait provoqué par la gratuité
invite à réaménager le vieux débat entre les apôtres
de la conversion personnelle et les tenants des luttes de classe. Les premiers font
confiance aux élans du cúur pour que la société s'améliore.
Ils s'appuient sur les très nombreux exemples attestant qu'un individu peut
traverser les rigidités de la société et, par des actes de courage
ou de bonté, transformer réellement sa vie et celle des gens qui l'entourent.
Ils dénient non sans raison le déterminisme social. Ils pourraient
à juste titre affirmer : "Chacun, même impliqué jusqu'au
cou dans l'univers de l'argent, sait au fond de lui que sa vie n'est rien sans gratuité".
Mais comme tous les saints du monde se sont révélés bien incapables
de bouleverser des rapports d'exploitation qui tiennent aux systèmes économiques
eux-mêmes, on en revient imparablement à la vieille chanson réactionnaire
: patrons, aimez vos ouvriers ; ouvriers, respectez votre patron ; gratuités,
restez sagement là où on vous dit d'aller.
Sur l'autre bord, on affirme à la suite de Marx qu'un système économique
fondé sur la division entre producteurs de richesse et propriétaires
des moyens de production produit des antagonismes "de classe" qui sont
le moteur de l'histoire humaine, thèse matérialiste que bien des observations
viennent étayer et qui engage à l'action transformatrice ceux que leur
position sociale rend spontanément méfiants à l'égard
des bons apôtres. Cependant, la représentation de ces luttes telle qu'elle
s'est historiquement forgée est gravement obérée par le point
de vue totalitaire. Sous l'effet d'un regard globalisant, uniformisant, on constate
dans le discours et dans la pratique des mouvements qui s'en inspirent une grave
dépression de la pensée dialectique, l'hyper-conscience des rapports
d'exploitation comme trait dominant de la vie sociale empêchant bien souvent
d'exploiter politiquement, et même de discerner les innombrables failles
et fractures héritées de l'histoire ou de la nature humaine.
Puisque "tout est politique", on lit, on cherche à lire dans chaque
réalité de la vie sociale la preuve d'une domination de classe
hors de quoi aucune explication ne tient. Le soupçon s'étend à
la gratuité elle-même, qu'elle soit une survivance de sociétés
anciennes ou la conquête contemporaine d'un droit : l'école gratuite
est interprétée, dénoncée par certains cercles révolutionnaires
de l'époque comme une manúuvre de la bourgeoisie industrielle en quête
de main d'úuvre plus qualifiée. De l'idée, déjà
fortement teintée par une pensée globalisante et totalitaire, que l'idéologie
dominante est l'idéologie de la classe dominante, on passe au sentiment d'une
dominance omniprésente et quasiment uniforme qu'il faut partout savoir déceler,
traquer, combattre. Cette dépression de la dialectique nourrit une inquiétude
paranoïde face à une société oppressive où tout
se dresserait à peu près également (avec une malveillance à
peu près égale) contre les artisans de la justice, les soldats des
luttes de classe. C'est justement ça qu'on dira être "politiquement
conscient" - cette dépression de la dialectique, cette vigilance
paranoïde - ; c'est justement ça qu'on appellera "avoir une conscience
de classe" : voir le dessous des choses (donc dénier un dessous à
ce dessous), comprendre ce qui se trame, ne pas être dupe.
Et maintenant, écoutons la convaincante bluette que nous raconte le bon apôtre
: "Un banquier aime une femme d'un amour ardent. Il croit passionnément
en être aimé. Un jour, devenue riche, cette femme l'abandonne et le
banquier perd le goût de vivre."
Reconnaître que, dans l'amertume du banquier, il y a aussi la nostalgie d'un
autre monde, que cette nostalgie est aussi le produit de l'histoire et de la nature
humaine, qu'elle comporte d'ailleurs ce que l'on pourrait appeler de la lutte
de classe morte au sens où Marx parle de travail mort, la cristallisation
d'une histoire antérieure, profonde, le dépôt naturalisé
des conflits de l'histoire, constater que cette fracture là dans la représentation
marchande de la société peut fournir un indice et constituer un levier
pour avancer hors du monde où tout s'achète (et donner une issue vivable
aux luttes contemporaines qui naissent en effet, bien souvent, des antagonismes de
classe, qui en tout cas en sont toujours informés), est-ce être dupe
? S'il existe bien, dans chaque conscience, un camp retranché de la gratuité,
est-il absurde de penser qu'en investissant cette redoute, en lui donnant des perspectives
de désenclavement, les partisans de la transformation sociale soient en mesure
d'apporter à leur lutte des points d'appuis presqu'universellement répartis
?
Certes, pour reprendre l'exemple de l'école gratuite, les besoins du capitalisme
industriel ont joué en faveur du développement de l'instruction, mais
le fait que ce développement ait historiquement - et localement - pris la
forme d'une gratuité submerge en quelque sorte les calculs qui présidèrent
aux rassemblements de forces suffisants pour l'emporter. La profonde sympathie que
la société dans son ensemble apporte depuis à cette gratuité
n'est-elle pas, en même temps qu'un démenti cinglant aux pisse-vinaigre
de la pure "conscience de classe", le reflet d'une résistance profonde
à l'envahissement du marché, d'une résistance venue des profondeurs
de l'histoire et des individus ? L'écho rencontré par les thèses
écologistes dans toutes les familles politiques, dans toutes les classes sociales
est lui aussi plus significatif et plus important dans ses fruits bien réels
que les inévitables tentatives de récupération politicienne
(quoique l'appel à respecter les dons de la Nature - ce qu'elle dispense gratuitement
pour tous - constitue à tout le moins une façon de borner l'Empire
marchand, que, de ce point de vue, l'écologie ait un authentique contenu "de
gauche").
Les circonstances historiques et politiques dans lesquelles ont été
conquises les deux grandes gratuités qui solidarisent la société
française - l'école et la sécurité sociale - sont, de
ce point de vue, tout à fait remarquables. Dans les deux cas s'établit
peu ou prou un consensus politique inhabituel entre des forces acquises au libéralisme
économique (les républicains opportunistes de Jules Ferry, le
général De Gaulle) et des formations à l'anti-capitalisme déclaré.
Dans les deux cas, ces conquêtes de gratuité participent à des
enjeux politiques globaux dont l'urgence est vivement ressentie par le peuple, mais
dont la mise à l'ordre du jour découle en partie des accidents
de l'histoire : rétablissement du régime républicain, Libération
et épuration du nazisme. Les esprits sont mobilisés, retournés
par une situation nouvelle. Les luttes sont vives, dures souvent. Les rapports de
forces et les événements historiques font apparaître à
presque tous l'impossibilité du statu quo. A travers les failles et
le chaos provoqués par les séismes de l'histoire (la défaite
de 1870, la Commune et le combat républicain ; la victoire contre l'Allemagne
nazie et l'accession au pouvoir des forces rassemblées dans la Résistance),
apparaît un magma meuble et bouillonnant d'énergies nouvelles. Ce qui
semblait impossible parce que contraire à l'ordre durci des choses, on en
voit subitement la perspective. Et ces immenses réformes sont adoptées,
endossées par les uns et les autres. Il serait sans doute très intéressant
d'analyser sous ce rapport et en détail ce mélange détonant
de consensus dur et de lutte acharnée, non pas la tentative de mettre
tout le monde d'accord, mais à l'occasion d'enjeux politiques très
vifs, très vivement ressentis, la capacité momentanée qu'acquiert
une société de se mettre en mouvement, de désirer le
changement et de le faire entériner par le pouvoir.
Puisqu'il s'agit de gratuité, on ne peut s'empêcher de poser la question
plus largement. Pour réaliser des consensus de forces si différentes,
si objectivement antagonistes, consensus sanctionnés par une satisfaction
elle-même consensuelle, n'a-t-il pas fallu, entre autres énergies, le
remuement des grandes nostalgies telluriennes laissées en alluvions par l'histoire
de la collectivité et l'expérience personnelle, ce qu'ont déposé
en nous, pêle-mêle, le bon sauvage de Rousseau et la communauté
chrétienne des temps apostoliques, l'extase de la jouissance partagée
et les vieilles franchises communales, la cueillette des champignons, l'air iodé
sur un paysage marin, la bande dessinée gratuitement lue et remise dans son
rayon, le communisme primitif, le sein maternelÖ ?
En d'autres termes, la fenêtre que la gratuité ouvre sur la réalité
humaine fait apparaître une ligne de fracture qui traverse l'esprit de chacun,
où qu'il soit placé dans l'échelle sociale. Elle révèle,
non l'inexistence des antagonismes nés du procès de production des
richesses, mais leur profonde imbrication dialectique avec des strates antérieures
de l'histoire collective et de l'aventure individuelle (ces strates qui sont elles-mêmes
le produit dialectique de la Nature et de l'histoire, du reçu et du
vivant).
Et cette fois encore, il s'agit d'une bonne nouvelle. Car de ces sédiments,
de ce terreau que nous ne maîtrisons pas, dont la fécondité ne
nous est que partiellement connue et ne se révèle qu'en même
temps que l'histoire se fait, on peut attendre autre chose que les sinistres prévisions
orwelliennes, autre chose que les chants inquiétants de lendemains programmés.
Ainsi, peut-être est-il permis de penser que des mutations concrètes,
durables, réellement transformatrices - par exemple, l'extension de la gratuité
totale ou partielle à des domaines nouveaux de l'existence - peuvent s'effectuer
sans qu'une mutation globale et préalable de la société soit
nécessaire, qu'elles sont susceptibles d'emporter l'adhésion majoritaire
des citoyens.
Ainsi, peut-être dispose-t-on là de leviers efficaces pour relever,
avec les mécanismes institutionnels de l'assentiment populaire, le combat
contre la toute puissance du marché capitaliste.
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II
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