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gouvernementalité par l'information
 
governmentality of information
 
 
Le réseau militaire américain ARPAnet a été conçu pour maintenir les communications en cas d’attaque nucléaire. Ancêtre de l'Internet et fondement de la Global Information Infrastructure, ARPAnet, à l’instar de la “guerre presse-bouton“ qui le motive, provient d’une seule et même source : le changement d’échelle provoqué par les découvertes en physique au début du XXe siècle dans une société industrielle capable d’organiser la productivité – y compris scientifique – de millions d’agents. C’est là sans doute le lieu de naissance de la société de l’information : une société qui, pénétrée de façon massive par les sciences et les technologies de l’information et des télécommunications les utilisa pour réaliser le design de la planète ou du moins celle de ses composants (où le design vient remplacer la politique). Une société dont la gouvernementalité nécessite la connaissance du réel, autrement dit la transformation du réel en information. Une société dont la gouvernementalité s’ouvre entre ses plus petits communs dénominateurs (atomique, électronique, magnétique, génétique, chimique) et ses plus grands communs dénominateurs (climat, planète, système solaire), à travers des lois, des formules et des normes qui déterminent sa productivité, ses moyennes et ses devenirs possibles.

Avec le déclin de l’industrie mécanique et électromécanique (dépendant encore du pouvoir ouvrier), l’apparition des machines à commande numérique, des réseaux interconnectés d’ordinateurs, les techniques gouvernementales opèrent leur grande transformation en s’appuyant sur la cybernétique, l’informatique et les réseaux électroniques. L’armée et les transports ont été à l’avant-poste de cette transformation.

La seconde Guerre mondiale ne s’est terminée en effet qu’avec la fin de la Guerre froide. Jusque là, les pays de l’OCDE et l’Union Soviétique avaient poursuivi intensivement leurs efforts militaire et économique pour gagner la guerre qui les opposait. Dès les années 60, le plus grand nombre des systèmes militaires, aujourd’hui opérationnels sinon dépassés, étaient en voie de développement aux Etats-Unis ou en URSS. Le pacte UK-USA qui servit d’assise à la mise en place du système ECHELON date de 1947 et le premier satellite COMINT (INTerception des COMmunications) de 1968. L’analyse des informations et la capacité de contrôle de la guerre psychologique du système ECHELON fut amorcée en 1940 puis trouva une première expression dans le Foreign Broadcast Intelligence Service (FBIS) capable de collecter 500 000 mots par jour en 15 langues pour évaluer l’efficacité de la propagande américaine, agir sur la propagande ennemie, effectuer des rapports et analyses journalières envoyés à plus de 500 officiels du gouvernement. Le concept du GPS (Global Positioning System) date de 1965 et les premières études de faisabilité de 1972. ARPAnet et d’autres systèmes de communication tel que le Ground Wave Emergency Network-GWEN ont été développés dès les années 70 pour répondre au risque d’une offensive nucléaire. Plus tard, le Département de la Défense américain se désintéressa de l’usage militaire direct d’ARPAnet, mais subventionna cependant les fabricants d’ordinateurs pour qu’ils incluent dans leur protocole le TCP/IP (protocole Internet jusqu’à aujourd’hui).
Dans le domaine des transports, une société de gestion de l’information et des télécommunications pour le transport aérien comme la firme SITA mis en place progressivement à partir des années 50 des réseaux d’ordinateurs interconnectés entre des aéroports ou des compagnies aériennes partout dans le monde pour la régulation du trafic ou la réservation de place. Les avions eux-mêmes, à l’avant-poste des voitures ou des trains se chargèrent progressivement d’informatique, d’électronique et de réseaux connectés (aujourd’hui selon l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique-INRIA environ la moitié de la valeur d'un avion civil est électronique et logicielle, et certaines voitures de série actuelles contiennent plus d'informatique que le module lunaire utilisé par Neil Armstrong il y a plus de 30 ans). En France, la RATP disposait déjà au milieu des années 70 d’un réseau en étoile connectant un ordinateur biprocesseur à une centaine d’ordinateurs plus petits répartis sur le territoire. Dans le domaine financier, le système de compensation international SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Transaction) connectant 239 banques de 15 pays différents, était opérationnel en 1977. L'architecture initiale du réseau était centralisée sur 3 commutateurs mondiaux aux Etats-Unis et en Europe (Bruxelles et Amsterdam) raccordant des concentrateurs nationaux qui assuraient l'accès au réseau.

Dès la fin des années 60, on prévoyait déjà l’impact social et productif des réseaux interconnectés d’ordinateurs. À partir de 1964, des ingénieurs de systèmes de l’industrie et de la recherche spatiale, à la demande du gouverneur de Californie, réfléchirent au moyen d’éviter le smog généré par les déplacements urbains liés au travail. Ils proposèrent dans un rapport (D. Bess, What the Space Scientists propose for California, Think, 32/4, juillet-août 1969) de porter le travail aux domiciles des employés autrement dit de transformer partiellement les habitations privées en “ bureaux ” équipés en dispositifs de communication, d’élaboration et de gestion de l’information. L’écran, devenu interactif, sortit ainsi de sa fonction simplement distractive ou propagandiste, il quitta également sa fonction d’outil de contrôle pour devenir un puissant outil de travail et d’organisation en permettant l’interaction entre les travailleurs isolés, les clients, les directions d’entreprise.
C’est sur cette base qu’il servit aussi d’outil de sociabilité, de même que le téléphone ou le télégraphe, conçus d’abord comme instruments commerciaux, moyens d’échange et de contrôle, ont été “ détournés ” de leur usage pour servir d’outil de communication personnelle à des fins de sociabilité. Cette sociabilité n’influence que marginalement les sciences et les technologies, les modes de gestion de l’information et des télécommunications, qui restent fondamentalement militaires et marchandes. La part intégrable de son inventivité est utilisée dans les techniques de management de l’armée ou de l’entreprise (groupes d’affinité, organisation coopérative ou en bande, mobilité, flexibilité), dans les techniques de marketing ou de propagande (hoax) et dans les organisations de production (l’Open Source Intelligence-OSINT est à la base de la collecte de données géospatiales, climatiques, logistiques par l’administration américaine).

Parallèlement à la mise en place de ces nouveaux outils, de nouveaux systèmes d’armes et de manipulation s’appuyant sur la coopération des universités et de l’armée ouvrirent la voie à de nouvelles techniques de guerre, climatique, tectonique, psychotronique, biologique, chimique recensées plus tard dans le Space Preservation Act (2001) sinon à de nouvelles techniques de coercition non plus seulement fondées sur la propagande et la répression, sur l’aide économique, le développement ou l’humanitaire, mais sur la manipulation chimique et électromagnétique du corps humain. Les plus terribles opérations biologiques américaines dateraient sans doute de la probable diffusion massive du SIDA par des campagnes de vaccination dans différents pays d’Afrique centrale (1977) et à New York (1979) pour réduire de façon sélective la menace de la“bombe P“(surpopulation) (Leonard G. Horowitz D. M. D, M. A., M.P.H., La guerre des virus : Sida et Ebola, Felix, 1998). Les premières actions militaires américaines sur le climat datent probablement des années 70 au Vietnam (Popeye Project) suivies progressivement par la mise en place d’un programme de contrôle et d’action sur le climat. Aujourd’hui ce programme s’effectuerait par un couplage de systèmes d’informations climatiques (COOP-M ou NOAA aux Etats-Unis) et d’actions de réchauffement locaux de l’ionosphère par des bombardements électro-magnétiques depuis des champs d’antennes en plusieurs lieux de la planète (HAARP en Alaska, Arecibo à Porto Rico…). Les premières recherches de manipulation électrique puis électro-magnétique du comportement humain dateraient des années 50 (Mkultra, Pandora) et s’inscrivent dans la continuité du développement des sciences de l’information (à l’exception de Norbert Wiener, les premiers cybernéticiens étaient tous des neurophysiologistes).

Depuis ses origines, la programmation/déprogrammation/reprogrammation du vivant est l’objectif inavoué des sciences et des technologies de l’information. On ne peut douter que cet objectif soit aujourd’hui en passe d’être atteint, et qu’il s’ouvrirait même à des usages commerciaux dérivés. L’état d’avancement de systèmes comme le GPS, le développement de la biométrie et d’identifiants génétiques invite à penser qu’au-delà du contrôle des flux et de toutes les identités multiples, pourrait exister aujourd’hui une capacité de télécommander des êtres et des choses et d’interagir électro-magnétiquement et chimiquement avec eux.

IPv6 est la nouvelle version du protocole Internet et augmente le nombre d'adresses - 340 milliards de milliards de milliards de milliards - permettant ainsi d'affecter une adresse à toutes les personnes mais également aux objets dont il est prévu qu’ils communiquent de plus en plus entre eux et avec les humains. L’informatisation des sociétés complexes serait en voie de s’accomplir avec l’implantation de micro-puces dans les êtres, ne permettant pas seulement d’accroître la sécurité des systèmes par la surveillance de ses composants mais également de permettre l’action à distance, “ d'empêcher les mouvements musculaires volontaires, de contrôler les émotions, d'endormir, de transmettre des suggestions, d'interférer avec la mémoire de court comme de long terme, de produire l'acquisition d'expériences, ou d'effacer des expériences acquises ” (Scientific Advisory Committee, U.S. Air Force, 1996).

Ayant envahi de façon massive toutes les sphères de la société, les sciences et technologies de l'information avec leurs prolongements biologiques ou chimiques déterminent une gouvernementalité totale. Cette gouvernementalité n’entre pas seulement en contradiction avec l’esprit des Lumières en concentrant et accroissant le pouvoir de domination et d’action d’une aristocratie mondiale. Elle en supprime la possibilité. Le niveau d’analyse et de management bio- et psycho-politique autorisé par les sciences et technologies de l'information, le niveau d’intégration systémique qu’elles permettent, invitent à penser qu’une autonomie politique ou un pouvoir constituant aujourd’hui quel qu’il soit, ne peut devenir critique qu’en segmentant l’infosphère, en développant un marché non-capitaliste, en mettant en place des hiérarchies révocables.


LA CAPACITÉ DE FAIRE L’HISTOIRE

L’humain ne se situe pas à la même échelle que les qualités primaires de la matière (physique, biologique, chimique) bien qu’il en soit le prolongement. Dans l’échelle des qualités primaires, “ la réalisation des désirs vitaux de l’homme, ceux de son corps et ceux de son imagination ” évoqué par le poète communiste Eluard ne peut plus servir d’horizon à l’action sans autoriser du même coup les systèmes techniques qui la déterminent. Et ce faisant, l’humain soumet l’échelle qui lui est propre (réflexivité, savoir des fins, sociabilité) aux échelles des qualités primaires (physiques, biologiques, chimiques) qui se présentent comme sa vérité et comme sa fin. Il est vrai que l’espèce ne sait pas quelle est sa réflexivité ni ce que sont ses fins, quelle est sa subjectivité politique. Et peut-être ne doit-elle pas le savoir. Mais en l’absence de signes d’une solidarité de l’espèce (en-dehors même de toute solidarité interspécifique), ou d’une communauté du genre humain, en l’absence d’une auto-constitution de l’espèce (qui ne désignerait pas encore des finalités ni des devenirs souhaités), le pouvoir constituant des systèmes techniques – ces expressions de la transcendance de l’échelle des qualités primaires – et de ceux qui les gouvernent, déterminent nos devenirs possibles. À un niveau moins abstrait, la gouvernementalité de la planète et de l’espèce par une caste travaillant à son immortalité se trouve renforcée et démultipliée par des systèmes techniques intégrés permettant l’analyse de la complexité, accroissant la capacité d’accumulation de capital, démultipliant les capacités d’action sur le réel-information, tendant même à administrer l’avenir des “ressources humaines“ par triage génétique et reproduction non mammalienne.

Le monde tel qu’il est normé par les systèmes techniques mondialisés et par les stratégies d’un gouvernement mondial fantôme est globalement plus prévisible, plus assuré quelle que soit la diversité culturelle et fonctionnelle des acteurs de ce gouvernement, quelles que soient les fraudes ou les évènements qui puissent s’y produire (un bon exemple est donné par les services secrets américain, russe, allemand, israélien, pakistanais qui savaient que des attentats se préparaient fin 2001 et par des spéculateurs institutionnels qui ont vendu les titres des compagnies aériennes américaines quelques temps avant le 11 septembre 2001). C’est en cela qu’il réduit l’incertitude, la capacité des multitudes de faire l’histoire. Si l’enjeu de l’humanité est de faire l’histoire et que cette capacité est paradoxalement réduite par le développement des systèmes techniques, la segmentation de ces systèmes, la limitation des interdépendances productives et normatives semblent être la condition actuelle de la politique. La social-démocratie est contenue dans la proposition selon laquelle les ouvriers ou les employés ne doivent pas détruire leur outil de travail, mais qu’ils peuvent essentiellement en changer son utilisation ou son mode de gestion. La social-démocratie a vécu. Les systèmes techniques normalisés et normalisant, en renforçant les dépendances, ont détruit les autonomies. Ils ont renforcé les puissances de contrôle, de normalisation et de transformation des populations. Il s’agit donc aujourd’hui de (re)créer des autonomies souveraines en-dehors des futurs planifiés et de la psycho-politique telle qu’elle est mise en scène par les médias du monde entier, en dehors du salariat dépendant de l’organisation mondiale de la production, des circuits commerciaux et financiers globalisés.
Les États-nations peuvent-ils être les lieux de ces autonomies souveraines ? Un État autonome serait aujourd’hui hostile – il ouvrirait la guerre, qu’il le veuille ou non – au gouvernement mondial. Le traitement de la Corée du Nord est en ce sens exemplaire, quelle que soit l’opinion que l’on a de ce régime. Un État - sauf à accepter les plus lourds sacrifices – n’est plus en mesure de sortir des dépendances et interdépendances planétaires. “ L'option démocratique est souvent bien fragile (en Afrique). Même là où des élections pluralistes sont organisées, les citoyens ont compris que les vrais choix leur échappent ” (Rapport mondial sur le développement humain, PNUD, 2002). En va-t-il autrement des autres pays ? Un parlement planétaire (nécessairement dépendant des infrastructures, des normes et des procédures techniques mondiales) est-il susceptible de contraindre le gouvernement mondial ou de s’auto-constituer ? La parole et le débat ne peuvent organiser qu’à la périphérie la complexité humaine ou celle de la planète… si elles n’ont pas recours à ces systèmes techniques aujourd’hui contrôlés.

L’autonomie se pose donc à d’autres niveaux. Être autonome aujourd’hui, c’est avoir la capacité de couper et de se couper d’un réseau. Créer du silence, autrement dit couper le bruit (antenne, média) est aujourd’hui un préalable à l’apparition d’une parole politique. Et casser la circulation (supermarché, transport, banque, information) est un préalable d’une auto-détermination de la production. L’autonomie cherche à réduire la continuité et l’interdépendance systémique entre toutes les positions de la planète, autrement dit à segmenter les réseaux. Refuser que les semences végétales et animales et les composantes infimes du réel (chimique, biologique) soient détenues par un nombre restreint de sociétés. Refuser qu’une communication téléphonique entre Paris et Londres passe par Tokyo ou New York ou que le commerce de céréales entre l’Afrique du sud et le Zimbabwe passe par Chicago. Rompre l’anneau SWIFT enserrant la terre de flux financiers assurant - au sens propre du terme - la centralité gouvernementale d’une économie mondiale tenue aujourd’hui dans les mains d’une poignée de fonds d’investissements (Fidelity, Barclays Plc, ABN Amro, Buffet, Soros…) et de gouvernements c’est-à-dire empêcher le système de compensation mondial de fonctionner et donc les échanges internationaux de pouvoir se produire. Mais quelle entreprise, quel producteur dépendant des matières premières, des ressources humaines, monétaires ou des composants d’un autre pays pourrait le souhaiter ?
L’autonomie construit progressivement, en fait, un mode d’organisation qui lui est propre. Dans le domaine des échanges comme dans celui des semences (qui tendent à être normalisées et contrôlées au niveau mondial par un groupe restreint de sociétés appuyées par des organisations internationales de réglementation), l’autonomie sociale et productive invente ses propres techniques de production et ses marchés non-capitalistes. Si l’autonomie à l’égard de systèmes tels que SWIFT consiste dans le développement balbutiant de monnaies non-bancaires - organisations monétaires argentine (El Grand Trueque) ou mexicaine (Tianguis Tlaloc), sénégalaise (Doole), thaïlandaise (Bia Kud Chum), équatorienne (SINTRAL), par les économies locales ou traditionnelle, les réseaux de coopératives les banques de micro-crédits et tontines -, l’autonomie à l’égard du contrôle mondial des semences et donc de la production agricole ou animale consiste dans la souveraineté alimentaire proclamée par le Mouvement paysan international Via Campesina, la production et la circulation autonome de ses propres semences. Ces techniques et marchés autonomes bien que restreints aujourd’hui devraient avec le temps et sous la pression toujours plus forte du gouvernement mondial croître en volume, en complexité, en légitimité, dépassant l’informel et l’affinitaire sans entrer dans l’ordre et les normes du système capitaliste. Le changement d’échelle des luttes, des marchés et organisations autonomes aujourd’hui (bandes, mouvements, communautés, réseaux d’affinités) passe sans doute par la capacité à d’inventer des procédures (open source, copyleft, monnaie-temps) mais aussi de déterminer des hiérarchies révocables, évitant ainsi de s’en remettre à la boîte noire des organisations égalitaires spontanéistes (qui masquent toujours des pouvoirs informels, charismatiques ou affinitaires) et à la normalisation des organisations méritocratiques.






(Bureau d'études, 2003)
 
 
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