LA GRATUITÉ PAR CONVENTION
1 - L'usage de la chaise sur laquelle on s'assoit de façon temporaire
dans un magasin de meuble n'est pas gratuit. La chaise est en attente d'un acheteur
et appartient à son propriétaire. Tant qu'elle n'a pas été
achetée, son essayage est une simple tolérance du commerçant.
Et lorsque nous l'avons acquise, la chaise n'est plus gratuite ni payante. Elle n'appartient
plus à ce registre de convention mais à une autre : elle est "à
moi". Il y a eu transfert de propriété. Etre à moi signifie
que je peux en faire usage et en limiter l'usage à moi seul, mettre en vente
la chaise, la donner ou la détruire, la tenir enfermée dans mon domicile
ou dans ce qui en tient lieu. "À moi seul" signifie "qui m'appartiens
parce que je m'appartiens. La propriété de soi est un préalable
à une propriété sur les choses.
Mais la chaise dans le magasin ou chez moi, indépendamment de son prix ou
de son propriétaire, n'en demeure pas moins par soi-même une chaise
: elle est. Cela est un fait, ni gratuit ni payant. Et le mot "chaise"
lui-même, l'identification visuelle, la connaissance de son usage ne sont eux-même
ni gratuits ni payants.
2 - Ainsi, de même que les choses sont onéreuses par convention, elles
sont gratuites par convention. La gratuité n'existe pas "en soi".
Dans le droit romain, la gratuité caractérisait les "choses sans
maître" (Res Nullius), les "choses communes" (Res Communes)
ou les choses sacrées (res Sacrae). «Ce qui appartenait à la
communauté ou aux dieux était seul soustrait à la possession
privée (res extra commercium)» (Ihering, L’esprit du droit romain dans
les diverses phases de son développement, Paris, 1887, t. 2, p. 146).
Quelles conventions pourraient organiser la gratuité et d'abord, pourquoi
construire un concept, un usage et des pratiques gratuites ? La gratuité ne
retourne pas du don narcissique, affectif ou solidaire (Marcel Mauss évoque
d'ailleurs la contradiction qu'il y aurait à parler d'un don gratuit, c'est-à-dire
d'un don qui ne contribuerait en rien à créer de la solidarité).
Elle ne retourne pas davantage, comme nous le verrons plus loin, de l'échange
marchand ou de la redistribution. Définir les spécificités de
la gratuité, c'est ce qu'il s'agira donc ici d'établir.
LA LIGNE DE PARTAGE ENTRE GRATUITÉ ET ONÉROSITÉ
1 - La gratuité est souvent définie en référence
à l'onérosité : serait gratuit ce qui n'est pas payant, autrement
dit ce qui est à disposition pour rien, ce qui ne vaut rien (qui ne peut être
payé parce que personne n'en veut), ce qui annule, évite ou refuse
l'onérosité. La chose gratuite peut être de valeur zéro,
ou sans prix (impossibilité de l'évaluation). Elle peut être
aussi sans évaluation. Mais la chose gratuite de valeur zéro sur le
marché peut être comptabilisée comme "nulle"dans les
recettes et comme "onéreuse" dans les dépenses ou inversement
comme onéreuse dans les recettes et nulle dans les dépenses. De même,
les choses sans prix peuvent être onéreuses dans leur production ou
leur circulation. Mais tandis que les choses qui ont un prix peuvent varier de valeur
(inflation, déflation, etc.), les choses gratuites sont de valeur fixe, parce
que leur valeur est nulle ou sans prix.
Cependant, une chose sans prix - considérée comme gratuite - peut avoir
un coût non monétaire. Son onérosité - psychologique par
exemple, dans le cas d'une dépendance - ne l'exclut-elle pas de la catégorie
"gratuité" ? Il va de soi qu'on ne peut s'en tenir dans le partage
entre choses gratuites et choses onéreuses au strict critère de la
monétarité. De ce fait, une transaction "gratuite" entrainant
une dépendance ou un coût psychologique, ne pourra être qualifiée
de gratuite.
2 - La coupure entre gratuité et onérosité est peu claire :
toute transaction a des poches de gratuité. Lorsque j'achête un produit
je n'estime pas l'énergie physique requise pour le transporter à mon
domicile. Or, cette dépense est comptée dans les transferts de stocks
entre entreprises. De ce fait, on peut considérer que le prix du bien acquis
contient une poche de gratuité (l'effort physique de son transport). Poche
de gratuité également l'alphabétisation requise pour identifier
des produits emballés qui ne peuvent être touchés ni goûtés.
Poche de gratuité le risque pris par le consommateur sur le rapport effectif
(et subjectif) entre la valeur d'usage du bien et sa valeur marchande. Ces formes
de gratuité nécessaire à toute transaction marchande ne sont
pas sans valeur bien que personne ne les rétribue. Certains auteurs ont imaginés
que ces externalités gratuites nécessaires et conditionnelles de toute
transaction pourraient être rémunérées par un revenu d'existence.
Avec un tel revenu, les biens mis en vente dans les magasins deviendraient des biens
communs. Le consommateur, non contraint de travailler, aurait de fait accès
aux biens en "prise sur le tas". Il verserait en échange d'un bien
un signe monétaire qu'il aurait reçu de la communauté. La transaction
serait de ce fait purement symbolique : elle servirait d'indicateur pour la gestion
des stocks et de la production. Les produits parce qu'ils sont nécessaires
à tous, seraient être accessibles à tous inconditionnellement.
Hauriou fut le premier juriste à associer gratuité et service public.
Selon le Doyen de Toulouse, le service qui a la charge de l'intérêt
public doit être organisé sur un mode communiste et son financement
assuré par la communauté. Avec la mise en commun des ressources, organisées
sur un mode communiste, la gestion du bien commun s'ajuste à l'intérêt
général. «Des ressources sont mises en commun pour que des services
soient rendus également et gratuitement à tous. De là vient
le caractère non lucratif des services publics» (Hauriou). La dépense
est effectuée lors d'une mise en commun des ressources (organisation sociale)
préalable à la production des biens ou des services.
Dans une telle communauté, le partage ne passe plus entre onérosité
et gratuité (nous avons vu le cas du revenu d'existence, transformant la transaction
marchande et monétaire en transaction formelle et gratuite) mais entre assujettissement
(dépendance, contrôle, subordination) et autonomie. Ce qui coûte,
ce qui est onéreux, c'est l'assujettissement. Faire usage de biens monétaires
n'est le signe d'une contrainte qu'à dépendre d'un travail contraint
ou non désiré. Sans doute, la mise à disposition gratuite de
nourriture et de logement, la résolution de la contrainte vitale est le premier
pas dans la libération de tout assujettissement. Mais si cette libération
s'effectue au prix d'une dépendance ou d'une subordination à un tiers
dominant, le coût se déplace du monétaire au psychologique :
elle ne fait pas sens.
La libération des assujettissements est donc un préalable à
la gratuité. Seuls des êtres libérés des assujettissements
à un tiers (mais aussi à soi-même) sont susceptibles de faire
usage gratuitement des choses. Pour échapper au dressage et aux assujettissements
(déplaçant la facture du monétaire au psychologique ou au comportemental),
une société de gratuité doit se délier de la souveraineté
et se concevoir potentiellement. Une société potentielle requiert comme
condition d'apparition, la disparition de l'auteur souverain, prescripteur, propriétaire
ou donateur.
3 - Il faut distinguer le don de la gratuité. Le donateur adresse son don
de façon souveraine et crée éventuellement une dette, une dépendance,
un assujettissement de celui qui reçoit. La gratuité est une mise à
disposition anonyme ou quelconque, sans contrat : elle est sans intention et sans
attente. Elle peut malgré cela être assujettissante et créer
différentes formes de dépendance (la distribution gratuite et anonyme,
en prise sur le tas, d'extasy permet la prise de connaissance avec le produit, l'apprentissage
de son usage et éventuellement sa consommation régulière). Les
entreprises cherchant à faire commerce d'un nouvel usage et d'un nouveau bien
- provoquent le désir et le besoin de faire usage de ce nouveau bien ou service
: pour ce faire, elles recourent à des investissements dont la gratuité
éducative ou de fidélisation sont des modalités. Le marketing
utilise la diffusion "gratuite" de biens de façon à créer
une dépendance ou à instaurer une nouvelle habitude, un nouveau besoin,
de nouveaux usages…
4 - On distinguera donc une gratuité avec auteur d'une gratuité sans
auteur, le marketing ou la volonté commerciale retournant de la première.
La gratuité sans auteur peut être nommée anonyme ou quelconque.
(a) Dans une gratuité anonyme, les individus sont interchangeables. La circulation
de biens ou de signes n'est pas effectuée par les uns vers les autres. Il
n'y a pas d'émetteurs ni de récepteurs. L'information anonyme, par
exemple, est un agrégat, un fonds commun, un bien que tout le monde peut prendre
parce qu’il est accessible à tous. Son principe n’est pas le partage ni la
communauté d’information, l’échange d’information entre des personnes
qui se connaissent mais la mise en disponibilité sans attente de retour et
dans l'indifférence à l'égard du récepteur. L’information
anonyme est produite, diffusée, collectée ou ramassée par n’importe
qui. Si des rencontres entre des émetteurs et des récepteurs se produisent,
elles sont brèves et sans lendemain, sans identité ni reconnaissance,
sans enjeu ni projet. Les informations entrent en conjonctions temporaires induisant
des regroupements aléatoires et provisoires, d’émetteurs et de récepteurs
dans des contextes mouvants rendant impossible toute souveraineté et tout
pouvoir constitué. (b) Dans une gratuité quelconque, les individus
ne sont pas interchangeables : ils sont n’importe qui ou n'importe quoi, mais ils
sont eux-mêmes, pleinement singuliers. Il y a des émetteurs concrets
et des récepteurs concrets, charnels. Les regroupements s'effectuent sur des
modes intensifs et affinitaires et non statistiques ou aléatoires. L’auteur
quelconque rompt avec l’absence de qualité de l'anonymat: il se manifeste
comme puissance. |