Ne
rien valoir, tel est bien le sort des êtres gratuits : sans valeur, ils peuvent
être exploités, supprimés, transformés en matière
première, mis en esclavage. Mais l'être gratuit n'est pas seulement
l'être exploité; c'est aussi l'être sans maître, le paria
actif contestant légitimité et légalité. L’être
existant comme expérience à la façon dont la fauvette grisette
chante au fond des forêts sans objectifs de reproduction de l’espère
ou de protection de son territoire…
LES ETRES CONSIDÉRÉS COMME DES BIENS
Lorsque les êtres sont considérés comme des biens, ils sont exploités
et exploitables à leur manière. Ce ne sont pas seulement des biens
meubles comme les esclaves, se sont des matériaux. Les nazis on créés
des usines de récupération de cheveux (écoulé dans les
usines de feutre Alex Zink près de Nuremberg au prix de 0,50 mark le kilo),
ou encore, ils ont vendus les os calcinés des cadavres des camps comme engrais
ou pour la fabrication (société SDtrem) de superphosphate. De ce fait,
des choses considérées comme Res Extra-commercium sont placées
sur le marché des biens.
DES PERSONNES ENTENDUES COMME DES CHOSES
L’esclave, dans le Code noir de 1685, participe à la fois du droit des choses
et du droit des personnes. Bien que responsable pénalement et pouvant être
baptisé, se marier ou encore être enterré en terre chrétienne,
l’esclave ne peut être cité dans un procès civil ni être
témoin : le Noir est une chose qui a un prix et qui peut être vendu,
être transmis en héritage ou faire partie de l’actif d’une société.
Il peut être assuré comme n’importe quel bien. «Les nègres
et les bestiaux sont réputés meubles, quoique insaisissables»
(Conseil d’État, 1684, cité dans Louis Sala-Molins, Le code noir, PUF,
1987, p. 921); «Déclarons les esclaves être meubles» (Code
noir, art. 44, 1685). Il appartient, ainsi que sa géniture, à son maître
et possesseur. Il ne peut accèder à aucune forme de propriété.
Il s’apparente de fait au bétail qui, dénué de personnalité
juridique est dépossédé de l’avoir.
Les juifs dans les décrets et lois françaises édictés
entre 1940 et 1944 n’ont pas comme les esclaves le statut de quasi-chose. Leur exclusion
du droit des personnes s’effectue en quelque sorte, par soustraction. Ils sont exclus
des postes de responsabilités dans l’administration publique et plus généralement
dans l’ensemble de la fonction administrative (Loi du 3 octobre 1940), mais également
soustraits à l’existence publique et à la visibilité par une
exclusion des établissements ouverts au public et des magasins (ordonnance
du 8 juillet 1942). Ils sont soumis à l’obligation de porter l’étoile
jaune et à l’interdiction de changer de lieu de résidence.
La confusion entre choses et personnes, explicite dans le cas du Code noir est moins
évidente dans celle du paria dépossédé du droit d’avoir
des droits, qu’il soit juif dans le droit français de la seconde guerre mondiale
ou clandestin dans le droit français actuel. C’est moins d’une confusion que
retourne la condition de paria en effet, que d’une exclusion - d’une extra-territorialité
juridique ou d’une privation. Le paria ou le clandestin, sorti de sa communauté
d’appartenance nationale d’origine est également privé de cette communauté
d’appartenance mondiale représentée en principe par les droits de l’homme.
Au paria ne s’attache ni respect (signe de l’être humain), ni dignité
(signe de la personne). Le paria est chassé de l’humanité; aucun obstacle
juridique ne s’oppose à ce qu’il soit utilisé, réduit à
sa vie purement biologique ou encore mis en esclavage économique. De fait
cependant, la privation et l’exclusion du droit d’avoir des droits retournent non
seulement de l’immunité propre à toute communauté d’appartenance
juridique mais aussi (1) à l’absence de résistance ou de révolte
des parias seules susceptibles de modifier les règles publiques et d’élargir
cette communauté à de nouveaux entrants, (2) à l’absence d’exode
de toute communauté de droit susceptible d’ouvrir à des formes de coexistence
humaines non juridicisées.
« C'est le sort des pauvres, Nancy. Nem donos do corpo deles, deles estao (ils
ne sont même pas propriétaires de leur propre corps) » (Nancy
Scheper-Hughes"Mourir en silence" Actes de la recherche en sciences sociales,
Sept.1994, p. 80).
ÊTRE SANS POURQUOI
Le paria n’est pas seulement cet être passif, victime, dominé , celui
dont chacun peut disposer à sa guise, sans contrainte, puisqu’il est en profusion,
qu’on ne craint pas d’en manquer”, à la façon de la chose sans maître.
Le paria est aussi cet être actif : la Personne sans maître. Hannah Arendt
en distingue quatre figures : le seigneur du monde onirique (Heine), le paria conscient
et rebelle (Lazard), le suspect (Chaplin), l’homme de bonne volonté (Kafka).
Les parias actifs ne font pas partie de l’armée de réserve, et ne condescendent
pas à mendier. Évitant à la fois d’être des parvenus (l’”homme
de l’assimilation illusoire) ou d’être des inclus (l’homme objet des services
sociaux), les parias actifs ne participent pas de l’intérêt général.
On pourrait les nommer personnes sans maître, de même que dans le Code
Civil évoque les Biens sans maître, ces biens qui n’appartiennent à
personne.
Les êtres sans pourquoi existent sans être motivé par le jeu :
ils existent et ne sont pas préoccupé par la vie. Bourdieu dirait qu’ils
sont hors jeu (cf Méditations pascaliennes). Poêtes, mystiques sans
Dieu, vagabonds : roses sans pourquoi.
JUILLET 2001 |