.

.
 
 
index > gratuité / free access >
 
PUISSANCE ET GRATUITÉ
 
 
Un être potentiel (non pas en puissance mais en tant que puissance) est non qualifiable, sans essence. La détermination de l’être humain et de tout être vivant (sans ne plus réitérer le clivage entre humain et non-humain) comme être sans essence ou être potentiel, et plus généralement la description de l’être comme puissance, brise la détermination de l’être comme valeur. Car la puissance est précisément cet intermédiaire entre l’être et le non-être. L’être potentiel comme intermédiaire entre être et non-être “est” sans essence et sans valeur, sans finalité. C’est ce qu’on appelle un être gratuit. Un tel être est ce que nous appelons “singularité“. Une telle singularité, dans une société transformant l’être comme valeur, est repoussée à l’état de résidu ou de déchet, de rebut inopérant et gratuit. Car une singularité - contrairement à l’être vivant de la Puissance de travail se réalisant comme subjectivité - ne travaille pas : elle n’est pas “vivante” ou “mourante” et pas davantage “subjective”. Une singularité ce n’est pas une intentionalité, une vie intentionnelle. Elle est oisive et sans valeur. Elle est la conjonction ou la conjoncture entre des sensations, des émotions, des significations, des êtres, des faits ou des choses. Conjonction ou conjoncture sont des formes d’expression. La singularité est donc une forme d’expression.

“Je“ se manifeste de façon secondaire, sur le lit d’expériences et de manifestations expressives bien qu’a-signifiantes et non-intentionnelles (tâches du léopard, velouté de la peau). “Je” ne supporterait pas la perception de l’état de “ses” facultés (ce qui se produit par exemple dans ses intestins), ni même ces facultés proprement dites. Un “je” qui marche ne pense pas à “ses” jambes ni à soi : il est en tant qu’être tâché, doux ou à l’écoute. La construction de l’identité et l’énonciation du “je” déterminant une ligne de partage entre intérieur et extérieur se produit dans et par un récit d’institution. Ce récit constitue le “je” comme entité isolée ou comme intention capable de reconnaître occasionnellement les états qui “le” traverse, d’établir une constance, une orientation, une constitution subordonnant telle ou telle faculté ourapport entre des facultés. Le “je” n’est bien entendu pas la totalité des facultés (d’un corps) mais un rapport, une conjonction spécifique entre elles, et une faculté de créer des conjonction entre ces facultés.
En absence de cette faculté intentionnelle, l’expérience a-signifiante ne s’appartient pas (à) elle-même; or, parce qu’elle ne s’appartient pas (à) elle-même, elle ne peut se donner ou se monnayer, se prêter à l’échange, se négocier, se partager. Une telle expérience est gratuite, autrement dit elle est a-fonctionnelle et ne se produit pas en vue de son auto-conservation : elle n’est pas propriétaire d’elle-même et ne se pose pas en terme de vie ou de mort à la façon de la vie humaine dont on cherche à fixer dans les comités d’éthique, le début et la fin. Elle est sans motif et sans cause. Elle est sans essence ni tendance. Elle n’est pas orientée à partir d’un point d’intentionnalité et donc elle n’est pas située.
Si l’expérience a-signifiante d’un être est non-individualisée et non constituée comme “sujet”, est-ce donc alors l’espèce ou le genre qui est le lieu d’une telle expérience ? L’espèce et le genre ne sont pas les sujets de l’expérience, parce que l’expérience est sans essence, sans forme de formes. Le lieu de l’expérience d’une singularité se produit dans l’indétermination des classes et des genres, indépendamment du solipsisme de l’espèce. Il n’est pas déterminant comme singularité a-signifiante d’être un homme ou un lion, ni d’être cet homme ou ce lion. De ce fait parler d’une singularité a-signifiante se produisant comme agencement des potentialités d’un même être cela ne signifie pas qu’une telle singularité trouve ses limites dans le corps. Elle se produit à la fois à travers des facultés d’un corps se déployant dans l’espace en rapport à la Terre comme environnement général, dans des organes baignés de mémoire et de traces pré-historiques (non encore constitués comme histoire d’un sujet), dans des transitivités : une telle singularité peut être une expérience dans plusieurs corps, être en quelque sorte le lieu commun de différentes expériences et potentialités émotionnelles, organiques, etc. Une telle expérience n’est pas plus grande ou plus diversifiée à se manifester dans plusieurs corps. L’expérience est simplement autre que celle éprouvée dans un seul corps par une intentionalité. Une singularité se manifestant dans plusieurs corps (un collectif d’affects ou d’émotion) éprouve simplement de manière diffuse ou non-intentionnelle un autre genre d’expériences, un autre genre de douleur et de plaisir (rien par exemple de tel qu’une rage de dent).
AOÛT 2000
 
 
index > gratuité / free access